Dispositifs de décarbonation de l'agriculture : leviers et perspectives - Analyse n°196
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Les notes d’Analyse présentent en quatre pages l’essentiel des réflexions sur un sujet d’actualité relevant des champs d’intervention du ministère de l’Agriculture et de la Souveraineté alimentaire. Selon les numéros, elles privilégient une approche prospective, stratégique ou évaluative.
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L’agriculture a un rôle majeur à jouer dans la lutte contre le changement climatique, en réduisant ses émissions et en absorbant du carbone. Sa contribution à l’atténuation du réchauffement planétaire reste toutefois, pour l’instant, limitée. Cette note analyse différents leviers disponibles pour promouvoir et accroître les efforts de réduction et de séquestration des émissions agricoles1.
Introduction
Le secteur agricole est la deuxième source d’émissions de gaz à effet de serre (GES), en France, après le secteur des transports, avec 85 millions de tonnes équivalent dioxyde de carbone (MtCO2eq) émises en 2021, soient 19 % du total des émissions à l’échelle nationale2. Parallèlement, l’agriculture a un fort potentiel de stockage du carbone dans la biomasse, mais aussi dans les sols (pouvant compenser jusqu’à 39 % des émissions)3. Elle est donc centrale pour répondre au défi de la décarbonation.
Cette note étudie différents outils permettant de renforcer et d’accélérer la décarbonation de l’agriculture. Dans la première partie sont décrits les leviers législatifs et réglementaires disponibles, européens et nationaux. Sont ensuite présentés plusieurs dispositifs économiques volontaires. Enfin, la troisième partie, qui s’appuie sur une étude4 commandée par le ministère de l’Agriculture et de la Souveraineté alimentaire (MASA) en 2021, et réalisée par GreenFlex, s’intéresse aux leviers d’action prioritaires et aux perspectives d’évolution des dispositifs soutenant la décarbonation de l’agriculture.
1) Le cadre législatif et réglementaire
Dans le secteur agricole, les plus importants GES sont le méthane (CH4), produit par la fermentation entérique des élevages de ruminants, et le protoxyde d’azote (N2O) provenant de la fertilisation azotée des cultures. Ces émissions peuvent être réduites par un moindre recours aux engrais minéraux de synthèse et des changements agronomiques (accroissement des surfaces en légumineuses, diminution des parts protéiques et glucidiques en alimentation animale5, etc.). Cependant, elles ne peuvent être entièrement supprimées en raison de leur origine (métabolisme des ruminants, par exemple) et des impacts en matière de sécurité alimentaire. Par ailleurs, exclues du Système européen d’échange des quotas d’émissions (SEQE) –qui régule les émissions des autres secteurs, notamment industriels– les émissions agricoles ne peuvent être réduites que dans une certaine mesure. L’absorption du carbone dans les sols et la biomasse est donc un moyen complémentaire de décarboner l’agriculture et de compenser certaines émissions résiduelles du secteur.
Le cadre réglementaire européen
Le Pacte vert européen vise la neutralité climatique de l’Union européenne (UE) d’ici 2050. Dans ce cadre, la stratégie « De la ferme à la table » adoptée en octobre 2021 décline, en une trentaine de textes législatifs, l’objectif de transition vers un système agricole et alimentaire plus durable. La loi européenne sur le climat6 introduit la cible intermédiaire d’une réduction des émissions nettes de GES de l’UE d’au moins 55 %, d’ici à 2030, par rapport à 1990. Un paquet législatif soutient cet « ajustement à l’objectif 55 », incluant la révision du règlement européen sur l’utilisation des terres et la foresterie (UTCATF), qui vise une absorption nette de 310 MtCO2eq par ces secteurs d’ici 2030. En complément, l’UE promeut le Carbon Farming (agriculture bas carbone), ensemble de pratiques visant à préserver et améliorer les capacités de stockage du carbone des sols. De plus, la Commission européenne a présenté en 2022 une proposition de règlement7 visant à certifier les absorptions de carbone réalisées par les agriculteurs, en se fondant sur des critères de qualité, afin d’encourager leur massification.
Le déploiement du Pacte vert européen a également mené à l’adoption, en mai 2023, d’une taxe carbone aux frontières de l’UE, pour contribuer à décarboner ses importations, notamment d’engrais, et éviter les « fuites de carbone » (délocalisations ou importations carbonées). La décarbonation des engins agricoles est également visée par la directive sur les énergies renouvelables, tandis que la Politique agricole commune (PAC) constitue un outil plus général mobilisé, entre autres, pour la décarbonation de l’agriculture. Depuis la dernière réforme de la PAC, entrée en vigueur en 2023, l’accès aux éco-régimes est ainsi conditionné au respect de pratiques vertueuses pour l’environnement. Chaque État membre doit aussi expliquer, dans son Plan stratégique national (PSN), la façon dont sa politique agricole se conforme aux objectifs du Pacte vert pour les cinq années à venir.
Le cadre réglementaire français
À l’échelle française, la Stratégie nationale bas-carbone (SNBC) adoptée en 2015 puis révisée en 2019 fixe la feuille de route en matière d’atténuation du changement climatique8. Elle vise une réduction des émissions agricoles de 46 % d’ici 2050, ainsi qu’une augmentation de l’absorption des émissions résiduelles (figure 1). Les principaux leviers de la SNBC sont le développement de l’agro-écologie et de l’agriculture de précision, la réduction des émissions de CO2 liées à l’énergie, ou encore l’évolution de la demande alimentaire. Un autre volet consiste à préserver et renforcer les puits de carbone des terres agricoles, dans la lignée de l’initiative « 4 pour 1 000 » (augmentation des stocks de carbone des sols de 4 ‰ par an9). Ces objectifs sont détaillés dans divers documents : loi Climat et résilience ; Stratégie nationale pour l’alimentation, la nutrition et le climat (SNANC) ; Stratégie nationale pour la biodiversité (SNB) ; etc.
Figure 1 - Historique et projection des émissions du secteur de l’agriculture (hors utilisation des terres et foresterie) entre 1990 et 2050 (en MtCO2eq)
Source: SNBC, 2020
Malgré la multiplication des objectifs et réglementations, l’agriculture a réduit ses émissions de seulement 8 % entre 1990 et 2019. La difficile décarbonation du secteur découle en particulier du coût des changements de pratiques, d’un manque de financements et d’un difficile ajustement entre l’offre et la demande. Pour limiter ces freins il existe aussi, aux côtés du cadre réglementaire, des mécanismes d’incitation économique, fondés sur le jeu de l’offre et de la demande et sur une logique de signal prix.
2) Des outils économiques pour l’atténuation du changement climatique en agriculture
Ces dispositifs incitent à adopter des pratiques agricoles favorables à l’environnement et au climat. Parmi eux on trouve la labellisation, le marché volontaire des crédits carbone et la contractualisation.
Labellisation
Les labels valorisent des produits ou des exploitations afin d’informer les choix des consommateurs et d’encourager des modes de production plus respectueux de l’environnement. Au-delà des émissions de GES, d’autres critères peuvent être intégrés, comme la préservation des écosystèmes. Certains labels sur les produits sont financés par les consommateurs (Agriculture biologique - AB, Haute valeur environnementale - HVE). Ils intègrent la réduction d’émissions de GES de façon indirecte, par exemple via la réduction de l’utilisation d’intrants ou l’adoption de pratiques agro-écologiques préservant les sols et leurs capacités de stockage de CO2. Bien qu’en progression, ils comportent certaines limites. Le standard HVE est par exemple critiqué pour son manque d’ambition. D’autres labels s’appliquent à l’échelle de l’exploitation et concernent plus directement la réduction des GES et le stockage du carbone, comme le label Au cœur des sols, créé en 2020 pour valoriser l’agriculture de conservation (200 exploitations aujourd’hui).
La diversité des labels environnementaux et climatiques des secteurs agricole et alimentaire induit des confusions sur leurs degrés d’exigence et de fiabilité (labels publics ou privés, certification ou autodéclaration, etc.). Pour pallier ces défauts, deux règlements européens sont en cours d’élaboration, l’un sur l’obligation d’étayer les allégations environnementales, l’autre sur le renforcement du rôle des consommateurs dans la transition écologique. Ils visent à introduire des exigences minimales pour les labels. À l’échelle des pays, des expérimentations ont été menées sur un système de notation (PlanetScore, Ecoscore, Note Globale), afin d’évaluer des méthodes et modalités d’affichage environnemental, en vue d’adopter un dispositif fin 2023.
Marché volontaire du carbone
Ce marché repose sur la génération de crédits carbone par des agriculteurs adoptant des pratiques permettant le stockage du carbone dans les sols ou l’évitement d’émissions de GES. Ils sont ensuite achetés par des entreprises, particuliers ou collectivités, souhaitant compenser leurs propres émissions ou les intégrer dans leur comptabilité environnementale ou stratégie RSE. En France, le Label bas-carbone (LBC) est le principal outil disponible, tandis qu’un dispositif européen est en cours d’élaboration (encadré 1).
Encadré 1 - Le Label bas-carbone (LBC)
Le LBC a été créé en 2018, dans le sillage de la SNBC. Il permet à des agriculteurs de faire certifier et financer des projets de réduction d’émissions de GES ou de séquestration de carbone dans des puits naturels tels que la forêt, les sols ou la biomasse. Six méthodes sont pour l’instant disponibles en agriculture, qui concernent la séquestration du carbone dans les haies ou la biomasse, la réduction de l’utilisation d’engrais chimiques, etc. Les entreprises, les particuliers et les collectivités locales peuvent financer ces projets certifiés LBC pour compenser leurs propres émissions de CO2.
Schéma de fonctionnement du LBC :
Source : Info Compensation Carbone
En mai 2023, 541 projets bénéficient du LBC, équivalant à 1 752 960 tCO2 potentielles stockées ou évitées10. Un exemple est le projet collectif « Fermes bas carbone-1 »11 fondé sur la méthode « carbon agri » et regroupant 301 exploitations de bovins lait, viande ou de grandes cultures.
Plusieurs inconvénients entravent la massification du dispositif. Les règles de non-cessibilité et de non-fongibilité empêchent les transferts ou échanges de crédits carbone, limitant leur attractivité pour les investisseurs, qui se tournent vers les certifications internationales telles que le Gold Standard et le Verified Carbon Standard (Verra). Le critère de cumul des financements et le principe d’additionnalité obligent un agriculteur à prouver que les réductions d’émissions découlent directement de la labellisation, posant un problème d’articulation avec d’autres financements, par exemple dans le cadre de la PAC. Par ailleurs, le manque de clarté des règles comptables peut engendrer des problèmes de double compte des réductions d’émissions avec d’autres labels nationaux ou internationaux.
Plus fondamentalement, le marché des crédits carbone labellisés soulève des réserves de principe : concurrence entre séquestration du carbone et production alimentaire, incitation à la compensation plutôt qu’à la réduction d’émissions. Malgré le dynamisme de ce marché, qui connaît un doublement annuel des échanges de crédits depuis 2019, l’essentiel des projets reste lié aux tourbières et aux forêts, en raison d’un manque de connaissance des projets de compensation carbone agricoles (0,1 % des crédits) et d’un prix de la tonne de carbone dix fois plus élevé en France (en moyenne entre 30 et 40 euros) que la moyenne mondiale, située autour de 4 euros.
Le prix du crédit carbone français est à la fois trop faible pour rémunérer les agriculteurs et trop élevé pour attirer les financeurs. Ce difficile ajustement de l’offre et de la demande doit être pris en compte pour, à l’avenir, rendre les projets de compensation attractifs à la fois pour les investisseurs et les agriculteurs.
Contractualisation
De nouvelles pratiques agricoles peuvent être promues par des accords ou contrats passés entre agriculteurs et acteurs privés (entreprises) ou publics (collectivités territoriales). Au travers de chartes, des contrats sont par exemple établis entre un agriculteur et une entreprise agroalimentaire.
Ce modèle permet aux agriculteurs de bénéficier d’une rémunération avantageuse ou de primes filières, mais il n’assure pas une transition globale de leurs exploitations. Même si elles valorisent la démarche auprès des consommateurs, les entreprises peuvent rechigner à s’engager sur le long terme et mettre en place des moyens de suivi de la charte. Dans le même esprit, certaines entreprises s’associent pour financer des projets agricoles bas-carbone de plus grande ampleur, à partir de fonds d’investissement communs (ex. Fonds Carbone Livelihoods créé par Danone). Enfin, dans le cadre des Paiements pour services environnementaux (PSE), des acteurs publics ou privés rémunèrent des agriculteurs contribuant à maintenir ou restaurer les écosystèmes (stockage de carbone, préservation des paysages, de la qualité de l’eau, etc.). Ces contrats de PSE sont toutefois de durée limitée (5 à 7 ans pour les mesures agro-environnementales par exemple), ce qui nuit à la pérennité des pratiques et à l’efficacité des résultats sur le long terme.
Ces trois types complémentaires de dispositifs reposent sur une incitation économique, permettant de dégager des financements supplémentaires pour les agriculteurs et, pour ce qui est du marché volontaire du carbone, de compenser les émissions de GES des financeurs. Ils sont néanmoins parfois accusés de favoriser l’écoblanchiment, questionnant le principe d’une transition de l’agriculture reposant sur des dispositifs de compensation ou facultatifs. L’intégration du secteur agricole à un marché d’échange de quotas obligatoire pourrait constituer une alternative, mais elle impliquerait que les agriculteurs paient pour leurs émissions, à rebours des dispositifs actuels de financement de la transition agricole. Le principal objectif est aujourd’hui d’identifier les marchés et dispositifs d’accompagnement permettant le déploiement plus massif de ces trois outils.
3) Leviers prioritaires pour promouvoir et massifier les efforts de décarbonation de l’agriculture
Fondée sur une approche prospective (méthode des scénarios), l’étude réalisée par GreenFlex décrit diverses actions prioritaires qui permettraient de valoriser et d’accélérer la décarbonation du secteur agricole (encadré 2). Elles sont principalement de quatre ordres : pédagogique ; administratif et juridique ; réglementaire ; fiscal.
Encadré 2 - Des scénarios prospectifs de décarbonation de l’agriculture
L’étude a débouché sur trois scénarios prospectifs de valorisation des efforts d’atténuation du changement climatique en agriculture. Dans le premier, l’impulsion est d’origine politique, avec une mise en œuvre, par la communauté internationale, de tous ses engagements, en particulier les Objectifs de développement durable (ODD). Le deuxième scénario repose sur des leviers économiques (marchés du carbone sans régulation étatique). Le troisième imagine une décarbonation poussée par l’UE, aux plans politique et économique, mais non reprise à l’échelle mondiale. Sur la base de ces trois trajectoires, l’étude identifie des solutions, à différentes échelles de temps et d’espace. Elles sont représentées ci-dessous en fonction de leur impact sur la massification des pratiques, leur facilité de mise en œuvre et le délai associé.
Représentation graphique des leviers d’action proposés :
Source : GreenFlex, 2022, op. cit.
Lecture : les leviers en vert correspondent aux pratiques les plus faciles à mettre en place ; les leviers en bleu sont des pratiques à pousser à l’échelle de l’UE ; les leviers en jaune nécessitent un accord politique à l’échelle française. Par exemple, la mise en place d’une campagne de communication sur le LBC (1.) constitue une pratique facile et rapide à instaurer, ayant un impact fort sur la massification des dispositifs de décarbonation.
Un premier levier consiste en la sensibilisation des acteurs (agriculteurs, conseillers, entreprises, collectivités territoriales), qu’il s’agit d’informer sur l’existence, l’intérêt et le fonctionnement des outils économiques à leur disposition (labels, marchés carbone, chartes, PSE, etc.). Le LBC mériterait d’être mieux valorisé, à travers une campagne de communication à grande échelle mettant en valeur sa pertinence et ses spécificités (label d’État, ancrage territorial, projets de qualité, co-bénéfices environnementaux et socio-économiques). La mise en place d’une charte de bonnes pratiques de communication permettrait de lutter contre l’écoblanchiment et de renforcer la confiance des acteurs. La diffusion du LBC reposera aussi sur l’implication des collectivités, qui ne représentent que 3 % des projets12, et qui pourraient prendre le rôle de structures d’accompagnement et de formation (relai des initiatives locales, sessions d’information, mise en contact de l’offre et de la demande, retours d’expérience de projets). Une meilleure formation (initiale, continue) et un appui aux démarches des financeurs et des agriculteurs sont recommandés, intégrant les chambres d’agriculture, coopératives, lycées agricoles et écoles d’ingénieurs.
Un deuxième levier consiste à coordonner et simplifier le cadre juridique et administratif de l’ensemble des dispositifs. Par exemple, il faudrait améliorer l’articulation entre un label international (ex. Gold Standard), le LBC français et le cadre européen de certification des absorptions de carbone. Les règles financières et comptables devraient aussi être harmonisées, notamment en assouplissant les normes de cumul des financements (clarifier voire encourager le cumul de crédits LBC, d’aides PAC et de primes filière). L’étude préconise aussi une simplification des démarches administratives, pour réduire les contraintes et le coût d’entrée des acteurs. Elle propose notamment un découplage entre le financement et la valorisation d’une pratique bas-carbone. Ce système ferait reposer le financement initial sur des aides publiques ou du mécénat, tandis que l’agriculteur valoriserait seulement dans un second temps ses changements de pratiques sous forme de crédits carbone, assurant un meilleur partage du risque et un co-investissement public-privé. Pour réduire les coûts des projets bas-carbone, GreenFlex propose de labelliser des projets assemblés à l’échelle des coopératives, plutôt que de rester à l’échelle de l’exploitation, afin de réduire les coûts administratifs et de réaliser des économies d’échelle sur les charges de certification. L’étude suggère également d’expérimenter la cessibilité des crédits carbone, afin d’étudier son impact sur la massification du LBC. Enfin, le cadre juridique joue un rôle majeur dans la décarbonation de l’agriculture et devrait intégrer une définition des sols et de leur qualité, voire élaborer un régime de protection.
Le cadre réglementaire devrait être mis en cohérence, afin de développer une vision globale des enjeux d’atténuation du changement climatique. Pour cela, le premier pilier de la PAC pourrait être modifié pour y intégrer le soutien aux pratiques de stockage ou de réduction d’émissions. Une plus grande synergie entre politiques agricoles, climatiques, énergétiques et de biodiversité est aussi préconisée par Greenflex, ainsi qu’une harmonisation des pratiques bas-carbone (ex. interdiction à l’échelle européenne du chauffage des serres aux énergies fossiles). Par ailleurs, la bonne mise en œuvre de diverses législations devrait permettre d’aiguiller les flux financiers et de massifier les investissements vers des activités agricoles durables. Divers textes sont concernés : Directive sur la publication d’informations en matière de durabilité par les entreprises (CSRD) ; taxonomie verte et ses actes délégués à venir ; lois françaises « Climat et résilience » et sur le pouvoir d’achat. Afin de stimuler le marché du carbone, pourrait être introduite une obligation pour les entreprises de publier, dans les informations extra-financières, leurs réductions d’émissions directes mais aussi indirectes (scopes 1 à 3). D’autres législations sectorielles en cours d’élaboration devraient contribuer à la décarbonation du secteur (loi sur la santé des sols, certification des absorptions de carbone, taxe carbone aux frontières, etc.). Enfin, une logique plus coercitive est envisageable : obligation pour les entreprises d’investir dans des réductions d’émissions de carbone européen ou français, obligation pour les détenteurs de crédits carbone d’assurer le maintien des pratiques stockantes dans le temps.
Selon Greenflex, l’exonération partielle de l’agriculture des taxes intérieures de consommation sur les produits énergétiques (TICPE) et sur le gaz naturel (TICGN) pourrait être progressivement levée, afin d’inciter le secteur à diminuer sa consommation d’hydrocarbures et le travail du sol, tout en augmentant l’usage d’énergies renouvelables. L’objectif final serait de flécher ces recettes fiscales vers des investissements matériels, de recherche ou d’accompagnement des agriculteurs (ex. assurances pour les pertes de récoltes). Enfin, une taxation des intrants ayant un fort impact climatique (engrais azotés) pourrait être envisagée. Il est probable que ces mesures entraînent des résistances. À l’inverse, une fiscalité incitative (crédits d’impôts, subventions à l’investissement, prêts à taux zéro) contribuerait à l’adoption de pratiques vertueuses. Dans cette perspective, l’exonération partielle des TICPE et TICGN pourrait dans un premier temps être conditionnée à l’adoption de pratiques agro-écologiques (maintien de couverts végétaux, type de travail du sol).
Au-delà des recommandations formulées par l’étude, l’effort de recherche et d’innovation est aussi essentiel pour promouvoir la décarbonation de l’agriculture. Il pourrait porter sur les pratiques culturales, l’alimentation animale et la génétique, l’énergie (hydrogène, biocarburants, méthanisation, pyrogazéification, etc.), le développement de semences plus adaptées au changement climatique. À l’échelle européenne, les programmes Horizon Europe13 et LIFE14, qui permettent de financer de tels projets de recherche et innovation, pourraient être encouragés.
Ces divers leviers devraient être combinés dans une stratégie globale, avec une réflexion sur le type de moyens à actionner (contraignant, volontaire, incitatif) et sur le type d’acteurs supportant le coût de la transition (entreprises, consommateurs, agriculteurs, État, collectivités territoriales). De façon générale, l’action des pouvoirs publics est cruciale pour encadrer ces dispositifs et assurer un cadre administratif, réglementaire et fiscal adéquat. La pérennité des actions de réduction et stockage du carbone doit aussi être recherchée, pour impulser une transition structurelle de l’agriculture, plutôt que de financer des actions ponctuelles, tout en s’assurant de la préservation et la restauration de la biodiversité et des écosystèmes, qui restent indissociables de l’objectif de décarbonation.
Conclusion
L’agriculture occupe une position atypique dans la lutte contre le changement climatique, en étant à la fois source de GES et puits de carbone. Malgré son fort potentiel de décarbonation, le secteur peine encore à contribuer significativement à l’atténuation du changement climatique.
Pour accélérer ce mouvement, un cadre législatif et réglementaire s’est développé, aux échelles européenne et nationale, en particulier depuis le Pacte vert européen et la SNBC française. En complément, des mécanismes d’incitation économique existent : labels, marché volontaire du carbone, contrats pour services environnementaux. Ils permettent de dégager des financements supplémentaires pour la transition de l’agriculture, auprès de divers acteurs non agricoles et à différentes échelles (locale, nationale, internationale).
Pour massifier l’ensemble de ces dispositifs et accélérer la décarbonation de l’agriculture, plusieurs pistes existent : sensibilisation et formation ; simplification des démarches administratives ; clarification du cadre juridique ; renforcement du cadre réglementaire et législatif européen et national ; fiscalité. Ces leviers s’inscrivent dans une large variété de formes de gouvernance (coercition vs. action volontaire et incitative, État contrôleur vs. régulateur). Ils reposent pour l’instant sur une approche avant tout fondée sur la tarification du carbone et sur des transactions en matière de compensation des émissions de GES. La France est en particulier pionnière sur la décarbonation de l’agriculture avec le LBC, dont le modèle pourrait être porté au niveau européen en levant les freins mentionnés.
Pour engager une véritable transition du secteur, et parvenir à diminuer ses émissions dans une proportion correspondant aux ambitions du Pacte vert et de la SNBC, d’autres instruments devraient être mis en place. Couplant politiques et aides françaises et européennes, financements publics et privés, ces instruments permettraient d’impliquer l’ensemble des acteurs et nécessiteraient d’associer aux incitations réglementaires et fiscales un certain niveau de contrainte, afin d’initier des changements systémiques. La planification écologique lancée par le gouvernement, prévoyant une réduction des émissions agricoles de l’ordre de 13 MtCO2eq d’ici 2030, via divers leviers d’action et d’importants crédits prévus dès 2024, constitue une avancée dans ce sens.
Marie Martinez
Centre d’études et de prospective
1 Je remercie Marie-Hélène Schwoob et Muriel Mahé pour leurs contributions à l’élaboration puis à la rédaction de cette note.
2 Citepa, 2022, Inventaire des émissions de polluants atmosphériques et de gaz à effet de serre en France. Format Secten : https://www.citepa.org/fr/2022_06_a11/
3 Pellerin S., Bamière L., Savini I., Réchauchère O., 2021, Stocker du carbone dans les sols français. Quel potentiel et à quel coût ?, Quæ.
4 GreenFlex, 2022, Dispositifs de valorisation des efforts d’atténuation du dérèglement climatique en agriculture : genèse, enjeux et perspectives, rapport pour le ministère de l’Agriculture et de la Souveraineté alimentaire : https://agriculture.gouv.fr/dispositifs-de-valorisation-des-efforts-dattenuation-du-dereglement-climatique-en-agriculture
5 Pellerin S. et al., 2013, Quelle contribution de l’agriculture française à la réduction des émissions de gaz à effet de serre ? Potentiel d’atténuation et coût de dix actions techniques, INRA : https://www.inrae.fr/sites/default/files/pdf/4ce01662146c72f5de3ed9130c30c5dd.pdf
6 Commission européenne, 2021, Règlement (UE) 2021/1119 du 30 juin 2021 établissant le cadre requis pour parvenir à la neutralité climatique et modifiant les règlements (CE) no 401/2009 et (UE) 2018/1999 («loi européenne sur le climat») : https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/PDF/?uri=CELEX:32021R1119&from=EN
7 European Commission, 2022, Proposal for a Regulation of the European Parliament and of the Council establishing a Union certification framework for carbon removals : https://www.europarl.europa.eu/RegData/docs_autres_institutions/commission_europeenne/com/2022/0672/COM_COM(2022)0672_EN.pdf
8 Ministère de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires, 2020, Stratégie nationale bas-carbone (SNBC) : https://www.ecologie.gouv.fr/sites/default/files/2020-03-25_MTES_SNBC2.pdf
9 INRAE, 2020, Stocker du carbone dans les sols français. Quel potentiel au regard de l’objectif 4 pour 1 000 et à quel coût ? : https://www.inrae.fr/sites/default/files/pdf/Rapport%20Etude%204p1000.pdf
10 Ministère de la Transition écologique, site internet du label bas-carbone : https://label-bas-carbone.ecologie.gouv.fr/
11 Ministère de la Transition écologique, op. cit. : https://label-bas-carbone.ecologie.gouv.fr/projets/fermes-bas-carbone-1
12 Kebe A et al., 2011, La compensation carbone volontaire des collectivités : pratiques et leçons, I4CE : https://www.i4ce.org/wp-content/uploads/2022/07/11-09-Etude-Climat-29-Collectivites-et-compensation-carbone-volontaire_CDC-Climat-Recherche-1.pdf
13 Ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche : https://www.horizon-europe.gouv.fr/
14 Commission européenne : https://cinea.ec.europa.eu/programmes/life_en
Voir aussi
Dispositifs de valorisation des efforts d'atténuation du dérèglement climatique en agriculture : genèse, enjeux et perspectives
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