
Représentations de l’agriculture dans la société française d’aujourd’hui - Analyse n°206
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Les notes d’Analyse présentent en quatre pages l’essentiel des réflexions sur un sujet d’actualité relevant des champs d’intervention du ministère de l’Agriculture et de la Souveraineté alimentaire. Selon les numéros, elles privilégient une approche prospective, stratégique ou évaluative.
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L’agriculture est un sujet bien présent dans les médias et les débats publics. Elle y est décrite et mise en perspective de diverses façons, selon des opinions, des valeurs et des jugements contrastés. L’objectif du travail présenté dans cette note était de caractériser ces différentes représentations de l’agriculture, en tenant compte de la diversité des questions abordées et de la multiplication des canaux de diffusion (télévision, radio, presse, réseaux sociaux, cinéma, littérature, publicité, tourisme, etc.), et d’en identifier les évolutions sous l’effet de nouveaux enjeux et de défis plus globaux.
Introduction
Alors que le poids démographique des agriculteurs dans la population française n’a cessé de diminuer depuis la seconde moitié du XIXe siècle, l’agriculture occupe une place importante dans les débats publics, les médias, la publicité, internet, etc. Par exemple, en 2021, près de 5 000 articles de la presse quotidienne nationale, 16 000 interventions radiophoniques et 19 000 télévisuelles ont traité de sujets agricoles1. De plus, les émetteurs de messages se diversifient, tout comme les canaux de diffusion, ce qui contribue à contraster les images et perceptions véhiculées sur l’agriculture.
Le travail sur lequel se fonde cette note, piloté par le Centre d’études et de prospective du ministère de l’Agriculture, de la Souveraineté alimentaire et de la Forêt (MASAF), a bénéficié des apports de quatre chercheurs : Pierre Cornu (université Lyon 2 / INRAE), Mélanie Gambino (LISST-TLSE), Gilles Laferté (INRAE) et Bertille Thareau (ESA d’Angers). Centré sur la France hexagonale, il visait à synthétiser les connaissances disponibles sur les canaux de diffusion des images et représentations de l’agriculture : presse écrite, télévision, internet, blogs, réseaux sociaux, littérature, cinéma, publicité, marketing, imageries politiques, communications touristiques et culturelles. Il s’agissait aussi de proposer une grille de lecture et de compréhension de ces images et représentations, et d’en tirer des enseignements en matière d’action publique. Les réflexions se sont déroulées de la fin 2021 à la mi-2023. Les répercussions sur les représentations de l’agriculture, des actions collectives agricoles de début 2024 n’ont donc pas pu être prises en compte. De même, le rôle de ces représentations dans le déclenchement des manifestations et dans l’expression des revendications n’a pas été étudié.
Les résultats ont été détaillés dans un document de travail2 et la présente note en reprend certains éléments, centrés sur la notion de "représentation" (encadré 1), plus structurelle et influençant plus significativement les prises de décision que de simples "images". La première partie décrit les principales représentations actuelles de l’agriculture en France, puis la seconde présente leurs évolutions suite à l’affirmation de nouveaux enjeux et défis globaux.
Encadré 1 - La notion de "représentation"
Au sens des sciences sociales, les "représentations" sont des systèmes cohérents de valeurs, d’idées, d’opinions.Elles sont relativement stables, car structurelles et profondément ancrées. Elles sont collectives et plus ou moins conscientes ; elles expriment des conceptions du monde et influencent directement les attitudes individuelles. Ce sont des cadres mentaux, des matrices largement partagées, des réservoirs d’idées comportant des éléments plus ou moins vrais ou faux, mais qui façonnent nos rapports à la réalité.
Ces représentations conditionnent les jugements portés sur l’agriculture, ainsi que la réception, la compréhension et l’utilisation de ces jugements. Elles influencent les prises de position et les comportements des acteurs, jusque dans leur vie quotidienne : mobilisations pro ou anti-agricoles, types d’achats alimentaires, conceptions du bien-être animal, etc. Elles influencent aussi les modalités d’élaboration et de mise en œuvre des politiques publiques.
Saisir les ressorts des représentations, leurs émetteurs et canaux de diffusion est donc important pour mieux comprendre l’agriculture et les agriculteurs d’aujourd’hui, mais aussi pour déchiffrer les attentes sociétales et estimer les chances de réussite des interventions publiques. L’action gouvernementale en matière agricole, alimentaire ou environnementale nécessite de plus en plus la co-participation des groupes cibles, et savoir comment ces groupes se représentent l’agriculture est une des conditions du succès.
Principales représentations actuelles de l’agriculture
L’étude des canaux de diffusion, ainsi que des émetteurs et récepteurs des messages, fournit de nombreuses informations : sujets mis en images, rhétoriques et vocabulaires utilisés, valeurs de référence, discours et opinions, attitudes face au changement, etc. Leur comparaison permet d’identifier des régularités temporelles et des caractéristiques communes, mais aussi des proximités ou des oppositions, des associations d’idées ou des divergences, souvent binaires (tradition/modernité, positif/négatif, économique/culturel). Quatre représentations dominantes de l’agriculture s’en dégagent, sans hiérarchie entre elles.
La première représentation (A) de l’agriculture qui circule au sein de la société française correspond à des petites exploitations, bien ancrées dans leurs territoires, commercialisant des produits considérés comme de qualité en circuits courts et de proximité, reproduisant un rapport ancestral à la terre. Elle est bien illustrée par les stéréotypes du maraîchage biologique en zone périurbaine, de l’agriculture familiale ou de la permaculture.
La deuxième représentation (B) correspond à une agriculture à grande échelle, très mécanisée, mise en œuvre par des entreprises agricoles de taille importante, peu familiales, capitalistiques, tournées vers des productions de masse, ayant vocation à exporter et à "nourrir la planète". Elle renvoie à de grandes exploitations céréalières et à celles qui utilisent des machines agricoles de pointe (agriculture de précision, robotique, etc.).
La troisième représentation (C) correspond à une agriculture sous pression, prisonnière de modèles technicistes, dépendante de l’amont et de l’aval, constituées d’exploitations endettées, inscrites dans une course à l’agrandissement et à la productivité, etc. L’élevage laitier intensif en est souvent une illustration.
Enfin, la quatrième représentation (D) correspond à une agriculture de subsistance, sans héritage ni héritiers, avec des petites structures peu modernes et innovantes, ayant besoin d’aide économique et sociale, recourant assez souvent à une main-d’œuvre familiale. La petite agriculture de montage et l’imagerie agrarienne de certains documentaires ou photographies (ex : Raymond Depardon) en sont des stéréotypes.
Cette classification, seulement descriptive, ne précise pas la place occupée par chacune des représentations dans la société française, ni le lien entre représentations subjectives et réalités objectives. À dire d’experts, la représentation D serait en perte de vitesse et la A plutôt en développement ces dernières années. La représentation dominante dans la société française serait la C, plutôt négative et pessimiste. Dans tous les cas, ces manières de concevoir l’agriculture associent des éléments concrets et des stéréotypes, des éléments avérés et des croyances. Les situations réelles des exploitations, et des exploitants et exploitantes, ne sont pas toujours aussi clivées et elles correspondent souvent à la fois à deux, voire trois, de ces représentations.
Ces manières de voir l’agriculture sont portées par différents groupes sociaux. Ils les mobilisent pour défendre tel ou tel modèle agricole, pour soutenir telles positions, pour promouvoir des visions clivées de l’alimentation, des agroéquipements, du rapport à la nature, etc. Elles servent de base à la construction d’opinions, d’attentes sociétales, de jugements moraux et de controverses sur ce qui est vertueux ou condamnable.
Chaque représentation est préférentiellement portée par des émetteurs et canaux spécifiques (figure 1). Par exemple, les images se rattachant à la représentation B proviennent plutôt des réseaux sociaux, de la presse écrite, de la publicité, des programmes politiques ou encore de la communication institutionnelle. Cette même communication institutionnelle peut aussi véhiculer la représentation A. Les événements touristiques locaux et la presse quotidienne régionale propagent souvent, eux, la représentation A.
Figure 1 - Liens entre canaux de diffusion et types de représentations
(A) Une agriculture à petite échelle, territorialisée, mêlant tradition et innovation | (B) Une agriculture à grande échelle, très mécanisée, qui nourrit le monde, inscrite dans la mondialisation, etc. | |
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(D) Une agriculture misérable, de subsistance, en sursis, sans héritage ni héritiers, etc. | (C) Une agriculture prise dans un système injuste, portée par une course à l'agrandissement et à l'intensification, etc. | |
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Source : auteurs
Inversement, des sources ou médias de même nature peuvent favoriser des représentations différentes. C’est le cas des documentaires, qui produisent aussi bien des représentations de types A, C et D, de la littérature (A, C, D), ou des salons professionnels (A, B).
Ces représentations s’appliquent le plus souvent à des agriculteurs et agricultrices au travail, imaginés dans leurs activités quotidiennes, en train d’accomplir leur métier. Ainsi, les portraits faits dans la presse, les livres, les émissions de radio et de télévision, insistent sur les dimensions "main-d’œuvre", "occupations", "tâches productives".
Ces diverses représentations se démarquent les unes des autres selon des oppositions binaires, clivantes, faciles à comprendre et à diffuser, par exemple entre intensité d’équipements et intensité écologique, entre territoires et filières. La distinction entre "entrepreneurs" et "paysans", entre "agriculture de firme" et "agriculture familiale" est également très fréquente. Ces attributs et qualités accordés à l’agriculture varient selon les groupes sociaux, mais aussi selon les époques. La "modernité agricole" était associée, pendant les Trente Glorieuses, à la mécanisation et à l’intensification des pratiques (représentation B), alors qu’elle est aujourd’hui fréquemment rattachée à une agriculture à plus petite échelle, répondant à de nouveaux critères de "qualité" (produits biologiques, locaux, etc.).
Les jugements produits par les médias, canaux et groupes sociaux ne sont jamais parfaitement cohérents. Il est fréquent que les discours sur l’agriculture mobilisent simultanément ou consécutivement plusieurs représentations. Ils comportent alors des contradictions, souvent non perçues par les émetteurs des messages eux-mêmes.
Notons enfin que les représentations de l’agriculture ne cessent de s’hybrider, se reconfigurer, du fait de l’émergence de nouvelles préoccupations sociétales et de nouveaux problèmes publics.
Des représentations de l’agriculture qui évoluent sous l’effet de préoccupations plus globales
Le renouvellement des représentations de l’agriculture est aujourd’hui surtout porté par des préoccupations pour la santé, l’alimentation, l’environnement, les paysages, la biodiversité, etc. Elles mobilisent de nouveaux arguments, incitent les acteurs à renouveler leurs attitudes et les opinions qu’ils diffusent. De nouvelles oppositions binaires apparaissent entre agricultures qui "empoisonnent" ou "protègent", qui "polluent" ou "respectent l’environnement", qui "maltraitent les animaux" ou les "respectent". Agriculture "vertueuse" et agriculture "coupable" sont constamment confrontées.
Les aspects négatifs sont plutôt soulignés par la presse généraliste nationale, la télévision d’investigation, les documentaires, les bandes dessinées et certains romans (de clim’fiction par exemple). Inversement, les communications institutionnelles, les agriyoutubeurs, la publicité pour des marques alternatives ou des signes de qualité diffusent des représentations dans l’ensemble plus positives (proximité, autonomie, entretien des paysages, etc.).
Ces transformations actuelles des visions de l’agriculture se perçoivent bien à travers trois thèmes, objets de débats particulièrement nourris ces dernières années : les "produits phytosanitaires", le "bien-être animal" et l’"agribashing". Ces thèmes sont directement associés à la construction et à la diffusion de conceptions contrastées de l’agriculture nationale. Ils mobilisent de nombreux acteurs, agricoles et non agricoles, émettant des jugements évaluatifs sur les forces et faiblesses de l’agriculture contemporaine.
Phytosanitaires : coexistence, confrontation et refus des "modèles"
La thématique des produits phytosanitaires ouvre sur bien d’autres domaines que l’agriculture et l’alimentation : santé, environnement, biodiversité, etc. Ce faisant, elle impacte les représentations de l’agriculture de façon diverse.
Par exemple, la publicité commerciale s’efforce d’associer les produits phytosanitaires à une imagerie positive. Ainsi, les couvertures des guides d’utilisation des intrants fournis par une coopérative agricole à ses adhérents3 tendent à l’"héroïsation" de chefs d’entreprise épanouis, inscrits dans l’ordre des générations et contribuant à nourrir le monde. Elles mettent en valeur le thème de "l’abondance". Dans les années 2010, des préoccupations de développement durable apparaissent dans ces publicités, au travers notamment de photos d’enfants (figure 2). Renvoyant à la représentation B, ce type d’images circule principalement dans la presse agricole, mais guère au-delà.
Figure 2 - Couvertures des guides Vivescia de 2013 et 2014

Source : repris de Villemaine, 2017, page 18
À l’opposé, de nombreux acteurs critiquent l’utilisation des produits phytosanitaires en promouvant de nouvelles représentations et en démontant ces argumentaires rassurants sur la base d’une "contre-expertise". De livres en films, la journaliste Marie-Monique Robin, par exemple, met en scène la confrontation entre un système dominant à combattre et des alternatives désirables. Les portraits d’agriculteurs conventionnels "victimes des pesticides" (représentation C) y ont pour pendant l’exaltation de l’agro-écologie (représentation A). Cette polarisation est par ailleurs véhiculée par de nombreux sondages sur les perceptions et opinions des Français. Ces enquêtes, qui reposent essentiellement sur du déclaratif, tendent à montrer qu’ils ont en général une bonne image des agriculteurs mais une confiance limitée dans les produits phytosanitaires, ce que les commentateurs traduisent par une aspiration à "changer de modèle agricole".
Enfin, d’autres protagonistes cherchent à promouvoir une troisième voie, échappant aux schématismes. Ainsi, les praticiens du non-labour s’emploient à convaincre des bénéfices d’un travail du sol allégé combiné avec un minimum de traitements phytosanitaires4. Des dessins humoristiques ou des photos de vers de terre, mais aussi des montages comparant des sols en semis direct ou avec labour, sont par exemple utilisés dans la revue TCS (Techniques Culturales Simplifiées). Le registre privilégié est celui de l’excellence technique, permettant de minimiser les impacts tout en maximisant la production. Bien différentes des images de la publicité, ces images apparaissent aussi moins lisibles.
Aujourd’hui, une nouvelle génération s’attache à relativiser les termes du débat sur l’utilisation des produits phytosanitaires. Ainsi, le documentaire La Beauce, le glyphosate et moi, l’aborde-t-il en montrant des agriculteurs manipulant les produits5. Des agri-youtubeurs expliquent, face caméra, devant leurs parcelles, les bénéfices d’une utilisation maîtrisée des produits phytosanitaires et les difficultés techniques à s’en passer6.
Dans l’ensemble, toutefois, les débats sur cette question mobilisent des représentations tranchées. Ils renforcent l’opposition entre une exploitation agricole intensive et une production à petite échelle, traditionnelle et protectrice.
Le "bien-être animal", un motif-clé des représentations sociales
L’ensemble des canaux de diffusion étudiés reprennent le thème du bien-être animal, mobilisé différemment selon les représentations que les acteurs se font des modèles agricoles et des systèmes alimentaires. Certains médias ou certaines créations soulignent l’empathie des agriculteurs vis-à-vis de leurs animaux (représentation C, et plus rarement D). Ils insistent sur le fait que le désarroi des agriculteurs est aussi lié à la perspective de la perte des animaux de l’exploitation. Ces messages sont par exemple présents dans des films de création comme Fille de paysan (2023) ou certains documentaires comme L’amour vache (2023). Dans son premier long métrage, Petit paysan (2017), Hubert Charuel, lui-même fils d’agriculteur, montre un exploitant dévasté par l’abattage forcé de son troupeau, suite à la maladie de l’une de ses bêtes. De nombreux plans témoignent de la tendresse de l’exploitant pour ses animaux, tendresse souvent partagée par les spectateurs qui ont choisi d’aller voir le film. Des représentations positives des relations entre agriculteurs et animaux sont aussi diffusées par l’industrie agroalimentaire, la grande distribution ou le secteur bancaire. Ceci leur permet d’investir de plus en plus le terrain des valeurs et de la politique, et de répondre à la demande d’authenticité des consommateurs qui veulent connaître les conditions de fabrication des produits alimentaires. Au contraire de ces visions positives, s’affirment des représentations plus négatives et critiques. Des acteurs opposés à l’élevage industriel, voire au principe même de l’élevage (L214), donnent à voir la souffrance des animaux. Dans leurs messages, qui véhiculent des représentations de type B, les agriculteurs sont absents. Ces images, empruntées à la galaxie animaliste, sont créées pour choquer et susciter la réaction immédiate de ceux qui regardent (figure 3).
Figure 3 - Campagne de L214 "Les vaches du Praslay" (2024)

Source : L214
Les acteurs de l’élevage ont tenté de répondre à ces représentations négatives via des campagnes de communication. Certaines évoquent la bien-traitance de l’animal et l’attention portée à ses conditions de vie. Elles se rapprochent alors de la représentation A de l’agriculture, avec des images d’élevages paysans, la promotion d’abattoirs de proximité ou mobiles, soulignant que la vie de l’animal mérite d’être vécue avant sa mise à mort. À titre d’exemple, un reportage de Brut sur la ferme écologique de Gorce présente des animaux broutant dans un pré, avec ce commentaire : "Des vaches heureuses, parce que destinées à finir dans votre assiette". Une formule qui manie le paradoxe et prend le contre-pied des discours de sens commun.
Dénoncer l’"agribashing" : une contre-mobilisation agricole
L’"agribashing", inspiré du vocabulaire des réseaux sociaux, désigne une posture de dénigrement systématique de l’agriculture. Au milieu des années 2010, divers acteurs (journalistes, chercheurs, consultants) formalisent cette notion pour rendre compte de l’intensification des critiques dans l’espace médiatique, ressentie par le monde agricole : dénonciations de la souffrance animale avec les vidéos de l’association L214, reportages de l’émission Cash Investigation sur les risques sanitaires des pesticides, etc. L’agriculture "conventionnelle" et certaines pratiques (élevage intensif, utilisation des produits phytosanitaires) sont particulièrement ciblées. Via des discours syndicaux et politiques, le monde agricole se mobilise alors contre cette représentation critique. Entre octobre 2019 et février 2020, l’agribashing est mis sur le devant de la scène par des manifestations d’agriculteurs, qui dénoncent le décalage entre la réalité de leur métier et l’image renvoyée par les médias.
Sur une plus longue période, depuis le milieu des années 2010, il est difficile de montrer qu’il y a une réelle intensification des critiques adressées à l’agriculture, de même qu’un ressentiment croissant des agriculteurs envers ce dénigrement. Cette période a seulement mis en lumière les critiques d’un certain type d’agriculture, ainsi que la façon dont certains acteurs agricoles accueillent les représentations que la société se fait de l’agriculture. Plusieurs pics de production d’images se sont enchaînés, faisant intervenir des émetteurs, canaux de diffusion, types de représentation de l’agriculture et publics visés différents (figure 4).
Figure 4 - Agribashing : mécanismes de production des représentations

Les mécanismes de production de l’agribashing et les dynamiques qui les accompagnent sont décrits.
Lecture : quatre phases du développement des discours relatifs à l’agribashing sont identifiées, à savoir "initialisation", "intensification", "réaction et contre-mobilisation", "stabilisation". Pour chacune, sont précisés les principaux émetteurs de représentations, les principaux canaux de diffusion utilisés, les représentations visées et enfin les principaux récepteurs. À droite sont mentionnés les objectifs poursuivis par les émetteurs.
En réactivant des protestations plus anciennes et récurrentes sur la représentation que la société se fait de leur métier, la notion "d’agribashing" a trouvé de l’écho auprès d’un grand nombre d’agriculteurs. Cette mobilisation a été perçue par d’autres agriculteurs comme un repli du modèle agricole conventionnel sur lui-même, incapable d’accepter la critique (Sencébé, 2021). Si les thématiques évoluent (bien-être animal, environnement, santé, etc.), les dynamiques et les argumentations restent à peu près les mêmes, ainsi que les logiques de mise en accusation de l’agriculture. Cet épisode "d’agribashing", qui semble circonscrit dans le temps, ne modifie donc que peu les représentations dominantes de l’agriculture, et il aurait même plutôt tendance à renforcer les oppositions structurelles et les antagonismes traditionnels.
Pour certains acteurs, tels que les organisations agricoles (interprofessions, syndicats, etc.), attachés à développer une stratégie de communication en direction de la société, cette notion "d’agribashing" devient aujourd’hui encombrante, inutilement clivante et contre-productive. Initialement forgée par le monde agricole pour stigmatiser ses accusateurs, elle se retourne maintenant contre lui et renforce les représentations critiques d’un secteur économique perçu comme trop prompt à se plaindre sans faire évoluer ses pratiques.
Depuis, les agriculteurs ont saisi l’opportunité offerte par les réseaux sociaux et internet de reprendre en main leur image. À l’instar des agri-youtubeurs, des figures modernes et dynamiques du métier d’agriculteur sont mises en avant, véhiculant ainsi des représentations plus positives et constructives. De façon significative, ce thème de "l’agribashing" n’a pas été repris par les agriculteurs et les médias lors des manifestations de début 2024. Les revendications et commentaires ont surtout porté sur la faiblesse des revenus, les contraintes normatives et l’avenir économique du secteur. Cette séquence a beaucoup moins été l’occasion de critiquer l’agriculture que d’exprimer des solidarités envers des agriculteurs et agricultrices présentés comme garants de notre système alimentaire7.
Conclusion
Ce travail, conduit avec l’appui d’experts, donne un aperçu des principales représentations du monde agricole aujourd’hui. Ces constructions culturelles et symboliques, formées sur le temps long, évoluent lentement mais certaines de leurs composantes changement néanmoins au fur et à mesure des transformations du secteur. Ainsi, les défis liés au changement climatique et à la perte de biodiversité, mais aussi les préoccupations nouvelles pour l’alimentation, la santé, les paysages, les nouveaux rapports humain-animal, etc. entraînent des modifications de leurs formes et contenus.
Ces représentations de l’agriculture remplissent plusieurs fonctions. Elles permettent d’abord de simplifier des réalités complexes pour mieux les appréhender. Elles renforcent aussi des perceptions mutuelles et favorisent les échanges et jugements partagés entre personnes partageant des représentations similaires. Enfin, elles soutiennent des argumentaires et fournissent des savoirs spontanés, quand la connaissance directe de l’agriculture est de moins en moins possible.
Ce travail confirme la nécessité de continuer à développer des actions de communication institutionnelle sur l’agriculture à destination de la société. Ces actions sont d’autant plus efficaces qu’elles adoptent les codes des publics ciblés, qu’elles utilisent leurs canaux privilégiés d’information et qu’elles tiennent compte de leurs représentations dominantes.
Si la connaissance des représentations de l’agriculture aide à mieux cibler la communication publique à destination de la société, elle aide aussi à mieux calibrer la communication à destination des mondes agricoles.
La bonne identification des représentations sociales et culturelles de l’agriculture élargit la grille de lecture de l’action publique. Elle complète les connaissances concrètes sur les exploitations, les assolements, les rendements, les agroéquipements, les revenus, etc., par une connaissance des idées, des attitudes, des motivations, des sensibilités. Cet élargissement de la perspective contribue à étoffer les leviers à disposition pour la conduite des politiques publiques.
Julia Gassie8
Florent Bidaud
Nathalie Kakpo
Jérôme Lerbourg
Centre d’études et de prospective
1 - Chiffrage réalisé à partir d’un suivi automatisé de mots clés, relatifs à l’agriculture, cités dans une sélection des principales sources médias, composées de 24 titres de la presse quotidienne nationale, 73 chaînes de radio et 75 chaînes de télévision nationales et régionales (remontées médiatiques délivrées par la société Onclusive).
2 - Gassie J, Bidaud F, Kakpo N, Lerbourg J, 2024, Images et représentations de l’agriculture dans la société française d’aujourd’hui, Document de travail n° 18, Centre d’études et de prospective : https://agriculture.gouv.fr/images-et-representations-de-lagriculture-dans-la-societe-
francaise-daujourdhui-document-de-travail
3 - Villemaine R., 2017, "Le productivisme agricole en images. Une analyse sociohistorique de couvertures illustrées de guides techniques (1959-2014)", Images du travail/travail des images,
4 - Goulet F., 2017, "Explorer et partager. Les expériences de réduction des pesticides dans une revue professionnelle agricole", Économie rurale, 359, pp. 103-120.
5 -Vayron I., 2021, La Beauce, le glyphosate et moi, Public Sénat.
6 - Rénier L., Cardona A., Goulet F., Ollivier G., 2022, "La proximité à distance. Comment les agri-youtubeurs communiquent sur leurs pratiques", Réseaux, 231, pp. 225-257.
7 - Le thème de "l’agribashing" a pu apparaître ponctuellement lors des manifestations de l’automne 2024.
8 - Au moment de la préparation et de la première rédaction de cette note.