Modélisation prospective et action publique dans le secteur forêt‑bois - Analyse n°204
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Les notes d’Analyse présentent en quatre pages l’essentiel des réflexions sur un sujet d’actualité relevant des champs d’intervention du ministère de l’Agriculture et de la Souveraineté alimentaire. Selon les numéros, elles privilégient une approche prospective, stratégique ou évaluative.
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Au cœur d’enjeux économiques, industriels et environnementaux, le secteur forêt-bois est déterminant pour relever le défi climatique. Dans ce contexte, la modélisation prospective est un outil indispensable pour éclairer l’action publique. Cette approche, qui explore les futurs probables à travers des simulations numériques, offre un cadre précieux pour anticiper les évolutions du secteur et prendre des décisions éclairées. Cette note montre comment les modèles de simulation peuvent contribuer, en Europe et aux États-Unis, à façonner les politiques publiques dans le domaine forestier. Elle indique aussi leurs conditions optimales d’utilisation, leurs principaux avantages et limites, ainsi que les tendances de la recherche en la matière.
Introduction
Le secteur forêt-bois (SFB) regroupe des activités interconnectées, de l’amont forestier à l’aval industriel, et les forêts constituent un espace multifonctionnel à l’origine de productions économiques et services écosystémiques multiples. Ce système complexe se retrouve au centre d’enjeux croisés (économiques, industriels, environnementaux, culturels, etc.) et des politiques qui s’y rattachent.
Récemment, le SFB a été fortement mis en avant, notamment en raison de son potentiel d’atténuation et des impacts forts du changement climatique attendus dans ce secteur (ex. incendies). Les politiques climatiques s’envisagent sur le temps long et le SFB est caractérisé par son inertie, tant au niveau de la ressource que de l’industrie. Les besoins d’anticipation sont donc élevés et les pouvoirs publics ont besoin de pouvoir se projeter en s’appuyant sur des éléments robustes. Dans ce cadre, les modèles de simulations, permettant d’explorer l’avenir, sont de plus en plus mobilisés. Cette note décrit ce phénomène et l’éclaire sous plusieurs aspects.
La première partie s’intéresse aux notions de « modèle », de « simulation », de « scénario », et aux types de modèles mobilisables pour appuyer l’action publique. Sont ensuite comparés des exercices internationaux, contrastés, de modélisation-prospective dans le secteur forestier. Enfin, la dernière partie revient sur les limites et avantages de la modélisation, ainsi que sur quelques tendances récentes.
1) Explorer le futur par la simulation numérique
Modèles, simulations et scénarios
Un modèle est une représentation, souvent simplifiée, d’une « cible » (ex. objet, système) dans le monde réel. Il peut être de plusieurs natures : physique pour une maquette, mathématique pour un système d’équations, etc. L’utilisateur interagit ensuite de manière expérimentale avec le modèle, qui se substitue à la réalité. Étudier son « comportement », plutôt que celui de sa cible réelle, permet alors d’obtenir des informations concernant celle-ci par un raisonnement dit « subrogatif ».
Les modèles forestiers utilisés pour appuyer l’action publique sont principalement « computationnels ». Ce sont des systèmes d’équations mathématiques résolus numériquement sur ordinateur, donnant des résultats chiffrés via la simulation. Se projeter dans le futur nécessite des modèles « dynamiques », c’est-à-dire faisant intervenir le temps. Les horizons considérés sont souvent éloignés : 10 à 20 ans pour les questions de marché du bois, jusqu’à la fin du siècle lorsqu’il s’agit du climat. La simulation porte sur des « scénarios », c’est-à-dire des trajectoires possibles et plausibles faisant intervenir un ensemble cohérent de variables clés pouvant être décrit sous forme de récit.
Le SFB contient des objets de natures variées : biologiques (arbres, etc.), économiques (commerce, etc.), technologiques (industries, etc.). Il est donc souvent nécessaire de recourir à plusieurs modèles. Ces derniers, développés par des instituts de recherche et think tanks (ex. INRAE, Resources for the future), sont basés sur les théories issues de plusieurs disciplines et calibrés à partir de données observées ou de dires d’experts.
Des modèles basés sur plusieurs disciplines
Les sciences naturelles fournissent des outils propices à l’étude de l’amont du SFB. Les modèles de croissance (arbre, peuplement) peuvent simuler la productivité et comparer plusieurs itinéraires sylvicoles ; les modèles de paysage sont indiqués pour étudier le devenir d’ensembles d’unités forestières et les incidences de perturbations ; les modèles d’inventaire projettent l’évolution de la ressource à grande échelle ; et les modèles de végétation replacent l’évolution des écosystèmes au centre des cycles biogéochimiques (figure 1).
Figure 1 - Exemples de modèles forestiers
Catégories | Modèle | Description |
---|---|---|
Sciences naturelles | Capsis | Plateforme de modèles de croissance développée par INRAE et d’autres organismes de recherche |
Sciences naturelles | LANDIS | Modèle de paysage développé et utilisé depuis 20 ans par les chercheurs de l’USDA |
Sciences naturelles | MARGOT | Modèle d’inventaire par classes de diamètre développé à partir des données de l’IGN |
Sciences naturelles | European Forest Information Scenario Model (EFISCEN) |
Modèle d’inventaire de l’Institut européen des forêts, par classes d’âge et incluant des indicateurs de services écosystémiques |
Sciences naturelles |
Modèle de végétation global développé par l’IPSL |
|
Sciences naturelles |
JRC Forest Carbon Model (EU-CBM-HAT) |
Modèle de budget carbone du secteur forestier européen développé par le Centre de recherche commun de la Commission européenne |
Sciences naturelles | Modèle d’occurrence et de propagation des incendies développé par INRAE | |
Sciences économiques | Lungarska et Chakir (2018) | Modèle économétrique de l’usages des sols appliqué au cas français |
Sciences économiques | Global Forest Model (G4M) | Modèle d’usage des sols avec représentation de la ressource biologique, développé par l’IIASA |
Sciences économiques | Faustmann (1849), Reed (1984), Van Kooten (1995) |
Modèle de rotation optimale avec extensions aux perturbations naturelles et aménités carbone |
Sciences économiques | FOR-DICE | Modèle intégré énergie-climat incluant le secteur forêt‑bois |
Modèles intégrés |
French forest sector model (FFSM) | Modèle du secteur forestier français |
Modèles intégrés |
Global forest products model (GFPM) |
Modèle du secteur forestier mondial |
Modèles intégrés |
Global biosphere management model (GLOBIOM) |
Modèle mondial des secteurs agricole, forestier et bio‑énergie |
Modèles intégrés |
FOrest Resource Outlook Model (FOROM) |
Modèle utilisé pour les dernières études RPA aux États‑Unis |
Source : auteur
Les sciences économiques éclairent l’aval du SFB. Les modèles de « rotation optimale » sont utilisés, depuis le xixe siècle, pour évaluer la rentabilité économique de la gestion forestière, parfois en tenant compte d’aménités environnementales (ex. stockage de carbone)1. Les modèles économétriques permettent d’établir et de projeter des relations statistiques entre variables (ex. offre et prix du bois, disponibilité des intrants), et les modèles d’équilibre permettent de représenter conjointement offre, demande et formation des prix. Les modèles de commerce, par exemple les modèles de gravité inspirés de la physique, se focalisent eux sur la représentation spatiale des flux de marchandises.
Les « modèles de secteur » forestier allient représentation de la ressource, de la gestion, de l’industrie et des marchés. Ils permettent de réaliser des analyses intégrées et d’identifier les impacts d’une intervention le long des chaînes de valeur. À l’inverse, l’analyse de phénomènes spécifiques nécessite le recours à des modèles spécialisés (ex. incendies, carbone).
Différents types de scénarios selon les objectifs visés
Grâce à la modélisation, plusieurs types d’analyses peuvent être conduits, selon les objectifs visés par les acteurs publics. Le cycle de vie d’une politique peut se décomposer en phases, avec des besoins de connaissances distincts (figure 2). La prospective vise à informer la décision dans une logique « pré-active » et elle intervient dans les trois premières de ces phases. Lors de l’établissement de l’agenda politique, les modèles simulent des scénarios exploratoires contrastés, faisant intervenir un grand nombre de variables. Cela permet de faire émerger et de prioriser les besoins d’intervention. Une fois l’objectif fixé, les scénarios normatifs aident à identifier différentes trajectoires en mesure de l’atteindre, en utilisant notamment des modèles d’optimisation. À l’issue de cette phase, différents instruments d’intervention peuvent être esquissés. Comparer les impacts de chaque modalité d’intervention, de différentes intensités d’intervention (ex. taux de taxation) et mesurer l’écart à l’objectif visé facilite le choix final du décideur.
Figure 2 - Scénarios et cycle de l’action publique
Source : IPBES, 2016, The methodological assessment report on scenarios and models of biodiversity and ecosystem services
À titre d’exemple la Commission européenne réalise des études d’impacts préalables à l’établissement de législations. Les modèles GLOBIOM et G4M sont répertoriés par l’institution comme contributeurs aux phases d’exploration et d’élaboration de la politique publique. Ils ont notamment permis de chiffrer les objectifs climatiques de l’UE pour 2030 et 20402. En France, la commission Quinet3, partant de l’objectif de neutralité carbone en 2050, a estimé la trajectoire d’évolution de la « valeur de l’action pour le climat » avec des modèles d’optimisation. À une échelle plus locale, l’Office national des forêts utilise des modèles de croissance pour construire des guides sylvicoles utilisés par les forestiers4.
2) Appuyer l’action publique en modélisant le secteur forestier
Il existe plusieurs catégories de prospectives par modélisation. Cette section compare deux d’entre elles : les prospectives généralistes récurrentes ; les prospectives ponctuelles et ciblées (exemple du puits de carbone et des objectifs climatiques européens).
Les prospectives exploratoires récurrentes aux États-Unis et en Europe
Aux États-Unis, le Forest and Rangeland Renewable Resources Planning Act (RPA) de 1974 demande un rapport au ministère fédéral de l’agriculture (USDA), tous les dix ans, sur l’état et l’évolution des ressources forestières, pour lesquelles il reconnaît l’importance de la planification de long terme. En Europe, les European Forest Sector Outlook Studies (EFSOS) sont régulièrement inscrites, depuis 1953, au programme de travail du Committee on Forests and the Forest Industry et de la Commission européenne des forêts, deux instances dépendant de l’Organisation des nations unies. Elles sont réalisées par les experts d’instituts de recherche, d’universités, d’agences de l’État. EFSOS s’appuie principalement sur des agents extérieurs via un mandat ponctuel : la continuité d’une étude à l’autre est partielle. À l’inverse, la visibilité fournie par le mandat législatif du RPA a permis à l’USDA de mettre en place un programme de long terme s’appuyant sur son propre personnel.
Les premiers exercices du RPA se focalisaient sur les marchés du bois et mobilisaient des modèles économétriques, dans une optique de projection considérant offre et demande séparément. De 1980 à 2000, les analyses se sont ouvertes aux ressources hors bois (eau, usage récréatif, etc.). Le rapport RPA 2000 est le premier à inclure des indicateurs de gestion durable, et les études plus récentes, comme le RPA 2020, mettent en avant le climat (atténuation, impacts, adaptation)5, l’identification de facteurs de changement et les interactions avec d’autres secteurs.
Cette approche systémique se reflète dans le choix des modèles : les couplages de modèles et les modèles sectoriels sont de plus en plus utilisés. Ce dernier outil est explicitement cité dans le mandat cadrant EFSOS 2021, et toutes les simulations emploient le GFPM pour sa capacité à modéliser la majorité des scénarios retenus. Le rapport RPA 2020 utilise le modèle de secteur FOROM, mais aussi des modèles d’usage des terres, hydrologiques, climatiques, etc. Cette diversité est à mettre au regard des ressources propres, plus importantes, de l’USDA.
Les premières études faisaient intervenir un nombre restreint de scénarios et variables (ex. démographie, PIB). Les termes « projection », « prévision », et des hypothèses de maintien des conditions passées étaient couramment employés. À l’inverse, EFSOS 2021 a débuté par l’organisation d’ateliers pour identifier les questions à traiter, sélectionner des variables, formuler des hypothèses, etc. Les scénarios employés dans les études récentes font intervenir de larges jeux de variables internes ou externes au SFB (figure 3), nommées megatrends dans EFSOS 2021.
Figure 3 - Scénarios du rapport RPA 2020
Source : USDA, 2023, Future of America’s Forest and Rangelands: Forest Service 2020 RPA Assessment
Lecture : les scénarios explorés font intervenir deux niveaux de réchauffement différents et des hypothèses variées pour 6 variables macroéconomiques.
Le rapport RPA est la première étape du processus de planification des activités forestières de l’USDA. Il sert de base à la révision, tous les 5 ans, de sa stratégie (comprenant objectifs et indicateurs) et aux demandes budgétaires approuvées par le Congrès. Puis, un rapport d’avancement annuel ouvre la possibilité de réévaluer objectifs et budgets.
L’appropriation d’EFSOS est plus diffuse. Le mandat encadrant l’exercice prévoit que l’équipe d’experts diffuse les résultats auprès des porteurs d’enjeux (policy briefs, conférences) et accompagne les États membres dans la réalisation d’exercices nationaux (ex. prospective suédoise de 20116).
Fixer les objectifs climatiques forestiers de l’UE : des exercices ponctuels et ciblés
Les politiques climatiques reposent sur des objectifs chiffrés : réductions d’émissions, budgets carbone, etc. La modélisation permet, en testant plusieurs hypothèses, d’estimer la capacité du SFB à séquestrer du carbone dans les forêts et les produits bois, et à éviter des émissions via les effets de substitution.
Au niveau de l’UE, toute initiative d’envergure s’accompagne d’études d’impacts analysant l’opportunité de l’intervention et ses conséquences. Pour atteindre la neutralité carbone en 2050, l’UE s’est récemment fixé un objectif de réduction des émissions de 90 % en 2040 par rapport à 19907. L’étude d’impacts mobilise le GLOBIOM, pour le secteur des terres, afin d’explorer 4 scénarios fondés sur différents niveaux de réductions des émissions et sur des hypothèses de durabilité plus forte de l’économie : gestion des déchets, réorientation des comportements alimentaires, etc. La simulation démontre entre autres que l’application de ces dernières augmente de 13 % (45 MtCO2eq) la contribution du secteur des terres, notamment via l’afforestation, pour un même niveau de réduction des émissions.
La contribution du SFB aux efforts climatiques est encadrée par le règlement (UE) 2018/841. Pour les forêts gérées, les émissions sont calculées par rapport à une référence fondée sur une « poursuite de pratiques de gestion forestière durables », telles qu’observées de 2000 à 2009. Cette projection, qui court jusqu’en 2030 est appelée « Niveau de référence forestier » (NRF) et doit être calculée par les États membres dans un « plan comptable forestier national », présentant la démarche retenue et les données utilisées. Les NRF ont été soumis à la Commission et évalués à partir de l’été 2018. Les versions finales ont été approuvées par un acte délégué en octobre 2020.
La modélisation a été fortement utilisée8. D’une part elle a permis le calcul des FRL, le centre de recherche commun de la Commission européenne recommandant le recours à des modèles d’inventaire et de budget carbone. D’autre part l’exercice a mis en lumière a) la difficulté conceptuelle d’une référence projetée basée sur un cas hypothétique, b) l’hétérogénéité des capacités de modélisation des équipes nationales, et c) la forte dépendance des NRF projetés aux hypothèses, par exemple sur la distribution des classes d’âge des arbres.
Ces débats, ainsi que l’observation d’une diminution récente du puits de carbone forestier, ont contribué à la révision du règlement en 2023, ainsi qu’à la montée en compétence des équipes de modélisation dans les États membres de l’UE.
3) Limites, avantages et tendances de la modélisation du secteur forestier
Validation et traitement de l’incertitude
S’appuyer sur une modélisation nécessite de s’assurer de sa qualité. « Valider » consiste à vérifier que les résultats sont suffisamment précis pour l’utilisation souhaitée9. Par exemple, pour évaluer ex ante un instrument de politique publique aux conséquences potentiellement importantes, la validation doit être poussée : il lui faut recourir à des méthodes objectives (ex. analyse de sensibilité) et à la comparaison avec des données réelles. À l’inverse, elle peut être plus restreinte pour un exercice exploratoire et se limiter à des méthodes subjectives (ex. discussion avec des experts). Néanmoins, dans tous les cas, des résultats validés restent dépendants des hypothèses de départ.
Certaines dynamiques sont incertaines en raison de leur complexité (changement climatique) ou de la difficulté de mesure (facteurs d’émission carbone). Les politiques fixant des objectifs s’apparentent parfois à des paris sur l’avenir, et le décideur doit pouvoir jauger le niveau de risque. Plusieurs solutions existent pour intégrer l’incertain aux exercices.
L’analyse de sensibilité quantifie l’influence, sur les sorties du modèle, des paramètres d’entrée, en les faisant varier. Elle peut concerner tous les paramètres (analyse globale) ou les plus importants seulement (analyse locale). Par exemple, l’étude INRA-IGN de 202010 estime le bilan carbone de 3 scénarios d’atténuation contrastés à l’horizon 2050. L’écart de bilan carbone entre scénarios varie de 1,5 % à 12 % lorsque le coefficient de substitution pour le bois d’œuvre est modifié de ± 0,6 tCO2eq/m3 (± 37 % par rapport à la valeur de base de 1,6 tCO2eq/m3), alors que le même coefficient pour le bois énergie a moins d’influence.
Plus ambitieuse, l’analyse d’incertitudes compare la variabilité des entrées et des sorties du modèle. Via une approche probabiliste, elle permet de fournir des intervalles de confiance et d’attribuer l’incertitude à plusieurs sources. Fargeon et al. ont par exemple démontré que, pour évaluer le risque d’incendies, l’incertitude liée au choix du modèle climatique était plus forte dans le sud-ouest de la France qu’en zone méditerranéenne11.
Les résultats de plusieurs modèles peuvent être comparés sur la base de simulations similaires. En sciences du climat, des ensembles multi-modèles sont couramment utilisés12. En matière de forêt, les initiatives existent mais sont peu nombreuses13. Finalement, les résultats doivent être comparés aux connaissances issues de la littérature, y compris celles provenant de méthodes différentes.
Pourquoi utiliser des modèles ?
D’autres démarches et méthodes existent pour anticiper le devenir du SFB (expériences naturelles, prospective qualitative, etc.), mais les modèles ont plusieurs avantages en propre.
Tout d’abord, la modélisation permet de réduire la complexité. Le système représenté étant restreint à un nombre limité de variables, l’interaction expérimentale est plus simple. Elle est aussi plus rapide grâce au numérique. À l’inverse, expérimenter sur le réel (ex. parcelle de forêt) nécessite un suivi sur plusieurs années, et isoler l’influence des variables dans un écosystème est souvent difficile.
Les modèles présentent aussi un bon rapport qualité-prix. La majeure partie de l’effort est fournie lors de leur création, qui peut nécessiter des expériences et mesures de terrain. Ensuite, bien qu’ils soient pérennes, les coûts se limitent à des frais de personnel et de fonctionnement, informatique notamment. Les prospectives qualitatives mobilisent un groupe de travail ponctuellement, alors qu’un modèle est mobilisable en continu, tant qu’il reste en développement. Les analyses peuvent ainsi être mises à jour régulièrement en intégrant de nouvelles connaissances.
Pour le décideur, la modélisation permet de chiffrer un objectif, a minima de donner un ordre de grandeur. Les mêmes modèles peuvent ensuite fournir des indicateurs de suivi pour en mesurer la progression. Comparer des simulations permet aussi de mettre en évidence la sensibilité des trajectoires observées dans le modèle à différents facteurs sous-jacents. Cette identification permet de prioriser les besoins en connaissances nouvelles et de diriger les efforts de recherche.
Les modèles permettent enfin d’explorer l’hypothétique. Plusieurs scénarios plausibles peuvent être comparés entre eux ou à une référence. Cette dernière peut se situer dans le passé ou être contrefactuelle, c’est-à-dire porter sur des événements qui ne se sont pas produits mais qui auraient pu. Ce type d’analyse est habituellement difficile à conduire sans modélisation.
Quelle modélisation demain ?
Une importance croissante est accordée au SFB, dans les politiques relatives à d’autres secteurs, appelant des modèles à même de représenter ces interdépendances. Les modèles sectoriels, issus de l’économie, incluent aujourd’hui couramment des données d’inventaire spatialisées14. Les modèles multisectoriels se multiplient, permettant de traiter des arbitrages entre usages de la biomasse, et leur interfaçage avec des modèles d’autres secteurs (ex. énergie, transports) permet d’aller plus loin encore (figure 4). Enfin, le secteur forestier peut être intégré au même titre que les transports ou l’industrie dans les modèles généralistes (ex. modèles intégrés énergie-climat), où il est souvent encore négligé. Un tel développement permet de prendre explicitement en compte le potentiel d’atténuation du SFB, en lieu et place d’hypothèses a priori15. Cette montée en complexité s’accompagne de défis en matière de cohérence méthodologique et d’interprétabilité.
Figure 4 - Modèles utilisés dans les études d’impacts relatives aux objectifs climatiques de l’UE
Source : Commission européenne
Une autre tendance concerne la quantification des stocks et flux de carbone dans les modèles forestiers. Des modèles spécialisés de « budget carbone » peuvent être développés, tel que le JRC Forest Carbon Model utilisé par la Commission européenne16. De nombreux modèles non spécialistes incluent une comptabilité carbone : ils s’appuient pour cela sur des coefficients de densité carbone, d’émissions et de substitution. Cette évolution découle de la montée en importance des questions climatiques liées au puits de carbone forestier. Ainsi modifiés, ces modèles apportent une dimension environnementale aux analyses, indépendamment de leur nature d’origine. Cependant, les incertitudes sont parfois significatives pour certains paramètres, comme les facteurs de substitution17. La spécification carbone des modèles économiques est particulièrement délicate, car ces derniers ne représentent souvent que de manière très simplifiée les dynamiques naturelles18.
Conclusion
La modélisation est une méthode indispensable pour orienter l’action publique face aux défis actuels et à venir du secteur forêt-bois. Via la simulation, le décideur peut explorer de multiples scénarios, estimer à l’avance les conséquences de différentes interventions et anticiper les tendances futures. Cette approche, basée sur une représentation simplifiée mais rigoureuse de la réalité, mobilise diverses disciplines, des sciences naturelles aux sciences économiques.
Les efforts récents visent à développer des modèles sophistiqués, prenant en compte les interactions avec d’autres secteurs, notamment dans le contexte de lutte contre le changement climatique. Cependant, malgré des avantages indéniables, la validation des modèles et la prise en compte de l’incertain restent des défis majeurs. De plus, l’interprétation des résultats et la prise de décision doivent toujours tenir compte des hypothèses sous-jacentes aux modèles.
Le bon usage de ces outils nécessite une collaboration étroite entre administrations, instituts de recherche, acteurs professionnels, etc., souvent difficile du fait des cultures professionnelles distinctes. La coordination et la compréhension mutuelle peuvent être améliorées en favorisant les échanges d’expérience, les projets communs, mais aussi les échanges de personnels et en construisant des réseaux collaboratifs.
Miguel Rivière
Centre d’études et de prospective
1. Peyron J.-L., Maheut J., 1999, « Les Fondements de l'économie forestière moderne : le rôle capital de Faustmann, il y a 150 ans, et celui de quelques-uns de ses précurseurs et successeurs », Revue forestière française, 51(6), pp. 679-698.
2. Ces modèles sont développés par l’International Institute for Applied Systems Analysis (IIASA) et répertoriés au Modelling Inventory and Knowledge Management System de la Commission européenne.
3. Quinet A. et al., 2019,La valeur de l’action pour le climat, France Stratégie.
4. Fournier S. et al., 2022, « Dendrometric data from the silvicultural scenarios developed by Office National des Forêts (ONF) in France: a tool for applied research and carbon storage estimates », Annals of Forest Science, 79(1), p. 48.
5. Un amendement au RPA Act promulgué en 1990 requiert l’inclusion de ces éléments.
6. Jonsson R., Egnell G., Baudin A., 2011, « Swedish forest sector outlook study », Geneva Timber and Forest Discussion Papers, 58.
7. Communiqué de presse de la Commission européenne du 6 février 2024.
8.Vizzarri M. et al., 2021, « Setting the forest reference levels in the European Union: overview and challenges », Carbon Balance and Management, 16, pp. 1-16.
9. Caurla, S., Delacote, P., Rivière, M., 2021, « La validation des modèles de simulation-prospective Panorama des méthodes et applications aux modèles de secteur forêt-bois », INRAE Sciences Sociales, 2020(6), pp. 1-4.
10. Roux A., Colin A., Dhôte J. F., Schmitt B., 2020, Filière forêt-bois et atténuation du changement climatique, Éditions Quæ.
11. Fargeon H. et al., 2020, « Projections of fire danger under climate change over France: where do the greatest uncertainties lie? », Climatic Change, 160(3), pp. 479-493.
12. Tebaldi C., Knutti, R., 2007, « The use of the multi-model ensemble in probabilistic climate projections », Philosophical transactions of the royal society A, 365(1857), pp. 2053-2075.
13. Daigneault A. J., Baker J. S., Favero A., 2020, « A forest model inter-comparison project (For-MIP) to assess the future of forests under climate, policy and technological stressors », Agricultural & applied economics association annual meeting.
14. Le Land Use and Resource Allocation Model représente 130 000 placettes forestières ; le French Forest Sector Model décrit la ressource à l’échelle de 8 500 pixels géolocalisés.
15. Voir par exemple le modèle DICE, étendu à la forêt dans Eriksson M., 2016, The Role of the Forest in Climate Policy, Umea university.
16. Blujdea, V. N. B., Rougieux, P., Sinclair, L., Morken, S., Pilli, R., Grassi, G., Mubareka, S., Kurz, A. W., The JRC Forest Carbon Model: description of EU-CBM-HAT, Publications Office of the European Union, Luxembourg.
17. Hurmekoski E. et al., 2021, « Substitution impacts of wood use at the market level: a systematic review », Environmental Research Letters, 16(12), p. 123004.
18. Wear D. N., Coulston J. W., 2019, « Specifying forest sector models for forest carbon projections », Journal of Forest Economics, 34(1-2), pp. 73-97.
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