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11 juillet 2024 Info +

Enjeux et utilisations du service de pollinisation en France - Analyse n°203

Les notes d’Analyse présentent en quatre pages l’essentiel des réflexions sur un sujet d’actualité relevant des champs d’intervention du ministère de l’Agriculture et de la Souveraineté alimentaire. Selon les numéros, elles privilégient une approche prospective, stratégique ou évaluative.

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La pollinisation animale, notamment par les insectes, est une fonction écologiqueindispensable à la reproduction de la plupart des plantes à fleurs. Elle peut prendre la forme d’une prestation, assurée par des agents économiques, en particulier les apiculteurs. Ce service de pollinisation, peu connu en France, comporte divers enjeux économiques, sociaux et environnementaux présentés dans cette note1.

Introduction

Le service de pollinisation favorise la production de certaines cultures, pour lesquelles l’absence ou le déficit en pollinisation naturelle conduit à des baisses de production, de rendement ou de qualité pouvant menacer, à terme, la sécurité alimentaire. Pour s’en prémunir, les cultivateurs peuvent recourir à une prestation de pollinisation assurée par un acteur économique. En France, elle est définie comme une activité consistant en « la mise à disposition de ruches pour une durée déterminée auprès d’agriculteurs afin de valoriser la production de leur plantation grâce au travail de pollinisation effectué par les abeilles »2, même si d’autres hyménoptères peuvent être mis à contribution, en particulier les bourdons. Cette activité et ses évolutions restent néanmoins peu étudiées en France, en raison de son importance économique limitée et de sa faible visibilité. Pour autant, dans un contexte d’érosion rapide de la biodiversité et de diminution de certaines populations d’insectes, les enjeux liés à la pollinisation sont cruciaux pour assurer la pérennité des systèmes alimentaires.

La première partie de cette Analyse rappelle les grands principes du processus de pollinisation et décrit l’industrialisation de ce service aux États-Unis. Est ensuite dressé un état des lieux de l’implication des apiculteurs français dans cette activité. Enfin la troisième partie propose une estimation du potentiel économique de cette activité.

1) La pollinisation, un processus en cours de marchandisation

La pollinisation est un processus simple qui s’appuie sur le transport du pollen en grande partie grâce à l’action des insectes. Les productions végétales présentent une dépendance variable à ces auxiliaires de cultures.

Une dépendance hétérogène aux auxiliaires de cultures

En Europe, la production de 84 % des plantes à fleurs (angiospermes) cultivées dépend de la pollinisation animale3, tant en rendement qu’en qualité. Des modélisations montrent que l’insuffisance de la pollinisation entraîne, au niveau mondial, une perte de 3 % à 5 % de la production de fruits, légumes et fruits à coque4. La contribution de ce service à l’agriculture a été estimée entre 235 et 577 milliards de dollars en 2015 (derniers chiffres disponibles), soit 5 à 8 % de la valeur de la production agricole mondiale5. Comme le note la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES), « la production, le rendement et la qualité de plus de trois quarts des principales sortes de cultures vivrières mondiales, qui occupent 33 à 35 % de l’ensemble des terres agricoles, bénéficient de la pollinisation animale »6, que ces plantes soient cultivées pour leurs graines (tournesol, etc.), leurs fruits (pommiers, etc.), leurs racines (carottes, etc.) ou leurs feuillages (chou, etc.). La diversité des pollinisateurs peut aussi améliorer le rendement des cultures, comme dans le cas des cerises où la combinaison de la pollinisation par des abeilles mellifères et des osmies produit des récoltes plus abondantes7.

La dépendance des plantes à fleurs aux pollinisateurs varie d’une espèce à l’autre. L’Évaluation française des écosystèmes et des services écosystémiques (EFESE) rappelait, à ce titre, que la production de melons dépend à 90 % de ces auxiliaires alors que pour la majorité des cultures, ce ratio est compris entre 5 % et 50 %8. En outre, la performance pollinisatrice des insectes est différente en fonction des cultures et des espèces de pollinisateurs. Les producteurs de tomates sous serres ont plutôt recours aux bourdons, dont le corps et le comportement sont adaptés à la pollinisation vibratile de ce fruit9. L’utilisation des abeilles mellifères reste néanmoins privilégiée car la mise au travail de cet insecte repose sur l’intermédiaire et facilitateur humain qu’est l’apiculteur. À défaut de pouvoir diriger son cheptel, il participe à la mise en œuvre de ce service à travers l’implantation de ruches sur les parcelles cultivées. Si cette activité n’en est encore qu’à ses balbutiements en France, elle est déjà bien développée outre-Atlantique.

Une activité de services structurée aux États-Unis

Initiées dans les années 1920 et liées aux spécificités du développement de l’agriculture sur le sous-continent nord-américain10, les conventions de pollinisation ont connu un fort développement à partir de la fin des années 1990, dans un contexte de mortalités des colonies d’abeilles et de crainte de pertes de productions agricoles. Ce service de pollinisation est désormais un marché structuré qui dégage un chiffre d’affaires annuel estimé entre 250 et 320 millions de dollars. Il se traduit par une importante transhumance à travers le territoire des États-Unis, puisqu’un tiers du cheptel apicole converge entre janvier et juillet dans les Grandes Plaines du Nord, avant d’être dirigé vers le Sud, en particulier la Californie, où les colonies sont employées principalement sur les amandiers. Cette production représente le marché le plus important de service de pollinisation pour les abeilles domestiques. Selon le ministère de l’agriculture étasunien, les producteurs d’amandes de Californie ont ainsi représenté 80 % des paiements pour les services de pollinisation en 201711(dernières données disponibles ; figure 1).

Figure 1 - Montant des paiements versés pour des prestations de pollinisation aux États-Unis en 2017

Tableau indiquant les montants des paiements versés pour des prestations de pollinisation aux États-Unis en 2017. 7 régions sont distinguées.

La région 1 comprend le Connecticut, l’Illinois, l’Indiana, l’Iowa, le Kansas, le Massachusetts, le Maine, le Michigan, le Nebraska, le New Hampshire, le New Jersey, New York, l’Ohio, la Pennsylvanie, le Rhode Island, le Vermont et le Wisconsin.
La région 2 comprend l’Alabama, le Delaware, la Géorgie, le Kentucky, le Maryland, la Caroline du Nord, la Caroline du Sud, le Tennessee, la Virginie et la Virginie de l’Ouest.
La région 3 comprend l’Arkansas, la Floride, la Louisiane, le Missouri, le Mississippi, le Nouveau Mexique, l’Oklahoma et le Texas.
La région 4 comprend le Colorado, le Minnesota, le Montana, le Nevada, le Dakota du Nord, le Dakota du Sud, l’Utah et le Wyoming.
La région 5 comprend l’Alaska, l’Idaho, l’Oregon et Washington.
Les régions 6 et 7 comprennent l’Arizona, la Californie et Hawaii.

Source : d’après Bond J.K, Hitaj C. et al., 2021 traduction CEP

L’organisation de ce service écosystémique, à une échelle nationale et industrielle, est sujette à controverses. Pour certains, accorder une valeur économique à l’environnement permettrait de sensibiliser les acteurs économiques à la nécessité de préserver la biodiversité12. D’autres estiment au contraire que ce processus de marchandisation ne permettrait pas de rompre avec un modèle économique considéré comme la cause de la dégradation des écosystèmes, et finalement peu vertueux d’un point de vue environnemental13.

La pratique du service de pollinisation pourrait notamment conforter l’homogénéité du paysage agricole (en installant sur les parcelles les pollinisateurs nécessaires à la production fruitière), plutôt que le maintien de paysages hétérogènes favorisant la présence d’une diversité de pollinisateurs14. Elle génère en outre plusieurs stress pour les abeilles, en particulier nutritionnel. Or, les travaux de De Groot15, dans les années 1950, avaient déjà démontré l’importance de la diversité des pollens pour la santé des abeilles. L’appauvrissement nourricier des écosystèmes, en ne proposant qu’un seul pollen, peut conduire à des disettes16. La transhumance des colonies favorise également la transmission d’agents pathogènes (comme le virus de l’aile déformée), qui sont plus nombreux parmi ces colonies transhumées que dans celles qui restent sédentaires17. Enfin, cette pratique expose les abeilles aux pesticides employés par les agriculteurs, comme dans le cas des producteurs californiens d’amandes18.L’industrialisation de cette activité et son intégration au système productiviste agricole nord-américain interrogent donc sur la pertinence de la marchandisation de ce service à une telle échelle. Elles invitent aussi à comparer avec le cas français, fort dissemblable.

2) Des prestations de pollinisation peu développées en France

Le service de pollinisation, en tant qu’activité économique, occupe une place relativement modeste en France. Par ailleurs, les données disponibles pour apprécier son importance sont limitées.

Des sources et données limitées

Le service de pollinisation, en tant que prestation généralement payante, existe en France métropolitaine depuis les années 1960. Pour autant, cette activité reste peu documentée. Les travaux sont principalement qualitatifs et concentrés sur des zones spécifiques, à l’instar de ceux menés par Robin Mugnier, selon une démarche anthropologique, dans la vallée du Rhône19. L’étude coordonnée par l’Institut technique et scientifique de l’apiculture et de la pollinisation (ITSAP), dans le cadre du projet FLEUR (Favoriser l’émergence d’usages pour répondre aux enjeux apicoles et arboricoles régionaux), a permis d’analyser des exploitations réalisant des prestations de pollinisation, offrant ainsi une bonne vision du déroulement de cette activité. Elle ne concernait toutefois qu’une trentaine d’apiculteurs-pollinisateurs, ce qui limite la portée et la généralisation des conclusions obtenues. Les derniers résultats de l’Observatoire de la production de miel et de gelée royale (FranceAgriMer), issus d’une enquête à l’échelle nationale (244 répondants), permettent de dégager quelques caractéristiques20. À titre d’exemple, 13 % des apiculteurs détenteurs de plus de 50 colonies pratiqueraient cette activité, qui mobilise en moyenne 54 ruches par apiculteur. Toutefois, le caractère partiel de ce travail ne permet pas d’avoir une vision de la situation nationale.

Caractéristiques des exploitations proposant un service de pollinisation

De son côté, le recensement agricole (RA) a le mérite de couvrir quasiment tout le champ et une question spécifique, relative au service de pollinisation, a été introduite dans le questionnaire 2020. D’après le recensement agricole, près d’un millier d’exploitations possédant en 2020 un atelier apicole ont proposé un service de pollinisation, ce qui représente 12 % de l’ensemble des exploitations recensées élevant des abeilles mellifères. Elles ont mobilisé au total un peu plus de 70 000 colonies pour assurer un service de pollinisation sur le territoire métropolitain. Les trois quarts d’entre elles avaient une orientation technico-économique (OTEX) apicole : au sein de cette OTEX, les prestations de pollinisation sont un peu plus fréquentes et concernent 18 % des exploitations.

Avec en moyenne 380 colonies, les exploitations ayant réalisé des prestations de pollinisation ont mobilisé pour ce faire environ 20 % de leur cheptel. 53 % de ces exploitations détiennent au moins 200 colonies, alors que cette classe d’exploitations ne représente que 27 % de la population apicole dans le RA2020. Par ailleurs, 84 % des abeilles employées pour assurer ce service proviennent d’exploitations de plus de 200 colonies.

Le service de pollinisation reste donc principalement assuré par des exploitations apicoles professionnelles, au sens du seuil administratif défini par la Mutualité sociale agricole (200 colonies). Ces résultats confirment ceux de FranceAgriMer, qui rapportait qu’un tiers des détenteurs de 400 colonies et plus avait assuré ce service en 2020. Ils confirment aussi les études de Robin Mugnier pour qui « les colonies d’abeilles louées dans ce but [le service de pollinisation] sont dans l’immense majorité détenues par des apiculteurs professionnels »21. Ces apiculteurs pollinisateurs sont présents principalement dans le sud-est et le sud-ouest de la France, et dans une moindre mesure dans le Centre-Val de Loire. En revanche, il est difficile de cartographier les flux des prestations de pollinisation car certains apiculteurs font transhumer leurs colonies d’un territoire à l’autre. L’une des exploitations apicoles étudiées dans le cadre du projet FLEUR22a ainsi utilisé 21 % de ses 1 400 colonies aussi bien pour des miellées que pour la pollinisation de cultures, avec des parcours qui varient d’une année à l’autre. La répartition géographique des exploitations proposant des prestations de pollinisation doit par conséquent s’apprécier avec précaution (figure 2).

Figure 2 - Nombre d’exploitations agricoles détenant un atelier apicole et part de ces exploitations ayant proposé ce service en France métropolitaine en 2020

Carte indiquant le nombre d’exploitations agricoles détenant un atelier apicole et la part de ces exploitations ayant proposé ce service de pollinisation en France métropolitaine en 2020.

Source : RA2020, traitement par l’auteur

Les résultats du RA2020 permettent de nuancer le postulat suivant lequel les apiculteurs récemment installés (5 ans ou moins) auraient tendance à proposer ce service de pollinisation pour se constituer rapidement une trésorerie, en début de saison, comparativement aux apiculteurs plus anciens. Ces chefs d’exploitation récemment installés ne représentent que 28 % des exploitations individuelle ayant assuré un service de pollinisation (et 26 % de celles n’en ayant pas proposé). Bien que le service de pollinisation puisse répondre à une exigence économique, le fait d’être récemment installé ne semble pas être un facteur déterminant.

Tous ces résultats nécessitent d’être appréciés avec prudence, pour plusieurs raisons. Tout d’abord, ils sont circonscrits aux seuls chefs d’exploitation, l’année d’installation de l’ensemble des coexploitants (dans le cadre d’un GAEC par exemple) n’étant pas connue dans le RA. En outre, l’approche reste restrictive en se cantonnant aux seules exploitations agricoles détenant un atelier apicole recensées au titre du RA. Elle ne permet pas d’apprécier le service de pollinisation assuré par des apiculteurs amateurs, Enfin, ces données statistiques mériteraient d’être mises en regard du parcours de ces apiculteurs, et en particulier de la structure capitalistique de l’exploitation au moment de l’installation de l’apiculteur. En dépit de ces limites, ces résultats attestent bien de l’existence d’un marché pour cette prestation de services.

3) Le service de pollinisation, un marché atypique ?

En se substituant en partie à l’action – ­gratuite – de la nature, le service de pollinisation revêt les atours d’une activité économique, dont la structuration en France apparaît encore balbutiante.

Quel potentiel économique pour les apiculteurs ?

Les apiculteurs ne sont pas les seuls acteurs à proposer un service de pollinisation. Une récente étude a ainsi recensé cinq entreprises qui opèrent sur ce segment (et qui proposent, outre la pollinisation, des services de protection des cultures). Le leader en est une PME d’une cinquantaine de salariés23.

La principale activité de ces entreprises non agricoles est la pollinisation de tomates sous serres au moyen de bourdons. Les données technico-économiques concernant ce marché restent assez fragmentaires. Elles indiquent néanmoins, sur le plan technique, que le taux de charge par hectare varie en fonction de la culture considérée, allant de deux ruches pour le colza à huit pour le kiwi, en passant par quatre ruches pour le poirier, l’abricotier ou le cerisier24. Sur le volet économique, les tarifs ont été étudiés pour le colza et le tournesol, avec un prix moyen de 33 €/colonie25. Par ailleurs, FranceAgriMer26avait estimé à 10 millions d’euros le chiffre d’affaires théorique, à l’échelle française, pour la pollinisation des cultures de semences oléo-protéagineuses, d’arbres fruitiers et de semences potagères.

Si le potentiel économique du service de pollinisation n’est pas négligeable, il demeure peu exploité, pour quatre raisons principales27.La première est liée à la pénibilité du travail, mentionnée par certains apiculteurs, du fait d’un accès parfois difficile aux parcelles. En outre, des tensions en matière d’organisation du travail peuvent surgir, en raison du chevauchement du calendrier de certaines miellées avec celui de la floraison de certaines productions. À titre d’exemple, en Rhône-Alpes, la miellée de châtaignier est concomitante avec la pollinisation sur carotte durant le mois de juin. Ensuite, la rentabilité de cette prestation est inférieure à celle de la production de miel ou d’élevage de reines ou d’essaims28. Enfin, le marché reste faiblement structuré et peu attractif, pour plusieurs raisons, comme la crainte d’une intoxication des abeilles. Plusieurs initiatives visent néanmoins à assurer une meilleure compréhension entre mondes agricole et apicole. On peut citer par exemple le projet DEPHY-Abeille, mené entre 2013 et 2018 par l’ITSAP, qui cherchait à établir un réseau de systèmes de grandes cultures économes en pesticides et favorables aux abeilles, dans une démarche de co-construction entre agriculteurs et apiculteurs29. La généralisation de telles démarches permettrait de créer des conditions plus favorables à l’implantation de colonies sur les parcelles de cultures, dans le cadre de prestations de pollinisation.

Malgré ces différents freins, certains apiculteurs intègrent ce service dans le modèle de développement économique de leur exploitation. Il permet un apport de trésorerie en début de saison, ce qui est leur principale motivation pour proposer cette prestation30. Elle n’est toutefois qu’un complément de l’activité apicole et constitue au mieux un tiers du chiffre d’affaires de l’exploitation apicole. 73 % des exploitations agricoles qui proposent ce service sont ainsi également productrices de miel et éleveuses de reines ou d’essaims, selon les données du RA2020. Le caractère complémentaire s’apprécie également à travers le taux de mobilisation du cheptel, corrélé à la taille du rucher. Plus l’exploitation détient de colonies, moins la part du cheptel mobilisée est importante (figure 3). Si 35 % des exploitations agricoles qui ont proposé ce service ont employé moins de 25 % de leur cheptel pour assurer la pollinisation de cultures, cette part atteint 71 % parmi celles qui détiennent plus de 200 colonies.

Figure 3 - Mobilisation des colonies en fonction de la taille de l’exploitation apicole

Graphique décrivant la mobilisation des colonies en fonction de la taille de l’exploitation apicole.

Source : RA2020, traitement par l’auteur

Plusieurs stratégies sont mises en place par les apiculteurs pour intégrer ce service dans une démarche de gestion globale de leur activité économique31 : gestion de deux cheptels distincts, l’un pour le miel, l’autre pour la pollinisation ; utilisation des colonies les plus anciennes pour assurer ce service ; hivernage du cheptel dans des vergers afin de profiter des floraisons en amont des miellées.

Conclusion

La pollinisation est un processus naturel simple : le pollen est transporté de l’anthère au stigmate de la même fleur ou d’une fleur de la même espèce, en grande partie grâce à l’action entomophile. Mais ce processus varie selon les productions végétales et leur degré de dépendance aux auxiliaires de cultures, qui ne se réduisent pas à l’abeille mellifère.

Avec l’érosion croissante de la biodiversité, du fait des pressions anthropiques, l’action humaine tend à se substituer à celle – gratuite – de la nature, en proposant un service de pollinisation au bénéfice de la flore cultivée. Devenue une véritable entreprise marchande aux États-Unis, cette activité reste encore assez peu développée en France, assurée par 12 % des exploitations agricoles détenant un atelier apicole, en dépit d’un potentiel avéré. Cette faiblesse s’explique par divers freins, mais certains détenteurs de colonies d’abeilles ont déjà intégré cette prestation de services dans le schéma de croissance économique de leur exploitation.

Cette activité n’est pas uniquement mue par un intérêt économique. Elle peut aussi comporter une dimension sociale, en créant des liens avec les agriculteurs. Dans son étude anthropologique, Robin Mugnier cite le cas d’une apicultrice qui développe le service de pollinisation afin de conserver un lien et « de prendre le pouls du monde agricole »32. Elle peut revêtir aussi une dimension politique en étant parfois vécue comme un engagement afin de sensibiliser les agriculteurs à la mise en œuvre de pratiques plus vertueuses pour l’environnement. Une telle démarche peut interroger les apiculteurs eux-mêmes : « on vient mettre un pansement, parce qu’il n’y a quasiment plus de pollinisateurs sauvages sur ces cultures-là. Peut-être que du coup, en allant polliniser, on ne permet pas […] de bien voir clairement quel est le problème des pollinisateurs dans l’environnement »33. Assurer un service de pollinisation n’est donc pas dénuée d’ambivalence pour les acteurs qui la réalisent.

Dans ces conditions, au-delà des démarches individuelles, il semble peu probable que cette activité connaisse en France, dans les prochaines années, un développement aussi marqué qu’aux États-Unis, en raison notamment de la structuration encore faible de ce segment de marché. Cette activité pose la question, plus largement, du rôle des pouvoirs publics en la matière, entre encouragement des apiculteurs à la développer et restauration de la diversité floristique des paysages.

Johann Grémont
Centre d’études et de prospective


1. Nous remercions ici, pour leurs remarques et suggestions, Axel Decourtye (directeur de l’Institut scientifique et technique de l’abeille et de la pollinisation, ITSAP), Robin Mugnier (docteur en ethnologie) et Emmanuelle Porcher (directrice du Centre d’écologie et des sciences de la conservation du Muséum national d’histoire naturelle).

2. Bulletin officiel des impôts, 6 avril 2016, n° 185. Fiscalement, les revenus tirés de cette activité sont imposés dans la catégorie des bénéfices agricoles, et non de la prestation de service, à l’image des autres produits issus de l’élevage des abeilles.

3. Commissariat général au développement durable - EFESE, 2016, Le service de pollinisation.

4. Smith M. R. et al., 2022, “Pollinators Deficits, Food Consumption, and Consequences for Human Health: A Modeling Study”, Environmental Health Perspectives, volume 130, issue 12.

5. IPBES, 2016, Rapport d’évaluation sur les pollinisateurs, la pollinisation et la production alimentaire. Résumé à l’intention des décideurs.

6. IPBES, op. cit., p. 10.

7. Osterman J. et al., 2023, “Mason bees and honey bees synergistically enhance fruit set in sweet cherry orchards”, Ecology and Evolution, volume 13, issue 7.

8. Klein A. M. etal., 2007, “Importance of pollinators in changing landscapes for world crops”, Proceedings of the Royal Society B 274, pp. 303-313.

9. Lefebvre D., 2004, Approvisionnement en pollen et en nectar des colonies de bourdons Bombus terrestris. Écologie comportementale et modélisation. Implications pour la pollinisation des fleurs de tomate en serre, thèse, université Rennes 1.

10. Farrar C. L., 1947, “More honey from bees”, Yearbook of agriculture, United States Department of Agriculture, Washington.

11. Bond J. K., Hitaj C., Smith D. et al., 2021, Honey Bees on the Move: From Pollination to Honey Production and Back, U.S Department of Agriculture.

12. Conaré D., 2011, Les instruments de marché pour la biodiversité : la nature à tout prix ?, IDDRI-SciencesPo.

13. Tordjamn H., 2021, La croissance verte contre la nature, Paris, La Découverte.

14. Porcher E., Fontaine C., 2019, « Paysages, pollinisateurs et niveaux de pollinisation », dans Petit S., Lavigne C. (dir.), Paysage, biodiversité fonctionnelle et santé des plantes, Éducagri éditions.

15. De Groot A. P., 1953, “Protein and amino acid requirements of the honey bee (Apis mellifera L.)”, Physiologia Comparata et Oecologia, 3, pp. 197-285. Pour des travaux plus récents, voir Di Pasquale G. et al., 2018, « L’alimentation, le meilleur médicament pour les abeilles », pp. 110-127, dans Decourtye A. (dir), Les abeilles, des ouvrières agricoles à protéger, Éditions France Agricole.

16. Durant J. L., 2019, “Where have all the flowers gone? Honey bee declines and exclusions from floral resources”, Journal of Rural Studies, 65, pp.161‑117.

17. Alger S.A. et al., 2018, “Home sick: Impacts of migratory beekeeping on honey bee (Apis mellifera) pests, pathogens, and colony size”, PeerJ, 6, e5812.

18. Durant J. et al., 2021, “https://californiaagriculture.org/article/108643”, California Agriculture, pp. 90-99.

19. Mugnier R., 2022, Symbioses précaires. Modernisation agro-écologique, pollinisation et mises au travail de l’abeille domestique en vallée du Rhône, thèse, Muséum national d’histoire naturelle.

20. FranceAgriMer, 2023, Synthèse de l’Observatoire de la production de miel et de gelée royale 2023 (données 2022).

21. Mugnier R., op. cit., p. 25.

22. ITSAP, 2022, Projet FLEUR. Portrait d’exploitation réalisant des prestations de pollinisation en région sud-PACA. Exploitation apicole intégrant des prestations de pollinisation dans son itinéraire de transhumance.

23. Bonnaud L., Anzalone G., 2022, « Le conseil agricole comme captation de clientèle ? Le cas de la vente des insectes auxiliaires », Sociologie du travail, vol. 64, n° 4.

24. ITSAP-ENFA, 2015, POLAPIS. Optimisation de la pollinisation d’une culture par les abeilles mellifères et sauvages.

25. Allier F., 2012, Pollinisation en production de semences oléagineuses : une coopération technique entre agriculteurs et apiculteurs, Cahiers techniques de l’ITSAP.

26. FranceAgriMer, 2021, op. cit.

27. ITSAP-ENFA, 2015, op. cit.

28. Mugnier R., 2023, op. cit. p 301.

29. Projet DEPHY-Abeille : https://ecophytopic.fr/dephy/concevoir-son-systeme/projet-dephy-abeille

30. ITSAP-ENFA, 2015, op. cit.

31. ITSA , 2022, Projet FLEUR, op. cit.

32. Mugnier R., 2020, « Qui dit pollinisation…dit négociation. Les relations des apiculteurs professionnels avec le monde agricole », Études rurales, n° 206, p. 103.

33. Mugnier R., 2023, « Le travail interespèces de pollinisation dans les écologies perturbées. Apiculteurs, abeilles et agriculture en vallée du Rhône », Revue d’anthropologie des connaissances, 17-1.