L’analyse orientée objets comme outil d’aide à la gestion des risques sanitaires
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Ricardo de Gainza, Christine A. Romana et Julien Fosse [1] [2] [3]
Résumé
Face à l’émergence de nouveaux dangers en santé environnementale, l’optimisation des dispositifs de surveillance constitue un enjeu prioritaire pour les institutions françaises. Ces dispositifs font appel à des concepts hétérogènes, nombreux et spécifiques et sont souvent fragmentés entre les différents acteurs. L’article apporte une contribution à la maîtrise de la complexité inhérente à la gestion du risque sanitaire en proposant l’analyse orientée objet (AOO) et le langage de modélisation UML (Universal Modeling Language) comme outils pour synthétiser les connaissances des experts et organiser l’information.
La situation d’exposition et les activités liées à la surveillance ont été analysées selon cette approche et représentées par des diagrammes de classes et objets pour quatre enjeux prioritaires pour la santé humaine et animale : la fièvre catarrhale ovine et l’intoxication par des phycotoxines marines d’origine microalgale, par le chlordécone et par les salmonelles. La généralisation, à partir de ces quatre menaces, de la situation d’exposition et de celle de leur surveillance, conduit à décrire l’exposition comme un contact entre un système épidémiogène et un groupe homogène d’exposition, et les dispositifs de surveillance comme des systèmes à rétroaction. L’intégration de ces différentes thématiques dans un modèle générique unifié permet d’envisager un angle d’approche unique de la surveillance et de l’alerte en termes conceptuels et institutionnels.
Mots clés
Menaces environnementales pour la santé, politiques publiques, surveillance et alerte, langage UML, diagrammes de classes/objets
Le texte ci-après ne représente pas nécessairement les positions officielles du ministère de l’Agriculture, de l’Agroalimentaire et de la Forêt. Il n’engage que ses auteurs.
Introduction
Éléments de contexte
Au cœur des engagements du Grenelle de l’environnement, des États Généraux du Sanitaire (EGS, 2010), du Programme National pour l’Alimentation et des Programmes Nationaux Environnement-Santé, la thématique environnement-santé est aujourd’hui une préoccupation majeure des pouvoirs publics [4]. Depuis ces dernières années, en effet, les problèmes de santé environnementale sont devenus de plus en plus complexes, impliquant, par exemple, différents domaines à la fois (les milieux naturels, le végétal, l’animal, les populations humaines) ou la véhiculation simultanée d’un ou plusieurs agents dans différents vecteurs (milieux, aliments, insectes, etc.) [5]. La complexité du domaine est démultipliée si l’on tient aussi compte, par exemple, de la mondialisation des échanges, de la diversité des menaces connues, de l’émergence de nouveaux dangers (Institut de Veille Sanitaire, 2011), ou de l’apparition des lanceurs d’alerte dans la société elle-même (médias, élus, citoyens, travailleurs, etc.) (Sinno-Tellier et al., 2009). Améliorer la détection des menaces, réduire les aléas sanitaires et « rassembler les différents acteurs dans une réflexion commune sur l’adaptation du dispositif sanitaire national français » (EGS, 2010) constituent donc un enjeu prioritaire pour la santé publique et la compétitivité de l’agriculture, de l’élevage et de la pêche.
Une réflexion générale sur la structure et la gestion de la surveillance et de l’alerte sanitaire à différentes échelles du territoire a été engagée en France depuis la fin du XXe siècle par différentes institutions. Parmi ces dernières, l’Institut National de Veille Sanitaire (InVS) s’est particulièrement investi, avec la mise en place d’un cadre conceptuel général de la structure et du fonctionnement de la surveillance et de l’alerte sanitaire (Institut de veille sanitaire, 2005 ; Dor et al., 2009 ; Institut de Veille Sanitaire, 2009, 2011a et 2011b). Celle-ci a été conçue comme un ensemble global d’éléments qui peut être décliné à des niveaux différents d’intervention – périphérique, intermédiaire et central – s’appuyant sur des structures institutionnelles (Institut de Veille Sanitaire, 2005). L’efficacité d’un dispositif de surveillance dépend donc de sa capacité à traiter des informations complexes qui doivent être comprises et partagées par des acteurs de différents niveaux de compétences ou de connaissances [6], qu’ils soient du domaine professsionnel, administratif et politique, ou qu’ils appartiennent à la société civile.
Ces dispositifs s’avèrent aujourd’hui souvent peu réactifs, parfois sans cohérence globale, ou inadaptés et éclatés entre différentes agences nationales (Grall, 2013). Deux raisons expliquent, en première analyse, cette relative inefficacité. La première est d’ordre institutionnel. « Les systèmes conventionnels de surveillance mis en place par les pouvoirs publics […] restent fragmentés entre maladies, acteurs et secteurs d’activité (santé humaine, santé animale, sécurité des aliments, protection de la faune sauvage…) […] les informations parviennent peu ou trop lentement aux décideurs nationaux et internationaux » et « l’information sanitaire demeure lacunaire, beaucoup d’événements épidémiologiques ne faisant l’objet d’aucune notification officielle » (Figuié et al., 2013). La deuxième est d’ordre conceptuel, car les notions de « surveillance » et « d’alerte » font appel à des concepts hétérogènes, nombreux et spécifiques, dont la terminologie présente souvent des ambiguïtés et quelques fois des contradictions.
Il est donc aujourd’hui intéressant de proposer un angle d’approche unique de la surveillance et de l’alerte, avec un langage commun, permettant de développer des systèmes d’information uniformisés.
L’étude ministérielle MaRiSa et ses objectifs
Dans ce contexte, la société Pertina a réalisé une étude intitulée Modélisation des situations d’exposition et des dispositifs de surveillance et d’alerte pour la gestion des risques. Application à des exemples de dangers pour le consommateur et en santé animale (MaRiSa) pour le compte de la Direction Générale de l’Alimentation du ministère en charge de l’Agriculture, de l’Alimentation et de la Forêt. L’objectif de l’étude était, dans le prolongement des actions 1 et 2 du Plan d’action des États Généraux de la Santé 2010, de contribuer à la maîtrise de la complexité inhérente à un système de surveillance et d’alerte, en proposant un point de vue, une perspective, qui synthétise les connaissances des experts et qui organise l’information afin qu’elle soit partagée par les nombreux acteurs de la gestion des risques sanitaires.
Le choix s’est porté sur la modélisation orientée objets (encadré 1) qui organise la connaissance sous la forme de représentations graphiques standardisées en langage UML (encadré 2) et intègre la mise au point d’un lexique du domaine choisi. Cette approche commence à être utilisée dans le contexte des politiques publiques pour comprendre leur « fonctionnement », pour simuler et anticiper leurs impacts potentiels, pour produire des outils d’aide à la décision ou permettre l’élaboration participative de textes ou de politiques associées aux TIC. Mazzega et al. (2012) ont montré aussi que cette modélisation est utile dans le cadre des politiques publiques pour, par exemple, identifier des ensembles de concepts, effectuer des cartographies fonctionnelles des composants d’un système complexe et de leurs interactions, ou pour analyser des dynamiques sociales telles que les stratégies et les coalitions.
Dans le cadre de l’étude MaRiSa, la modélisation de la structure et du fonctionnement des dispositifs de surveillance et d’alerte s’est attachée à :
- l’identification et la description de la situation d’exposition sur laquelle les dispositifs de surveillance doivent être focalisés ;
- dégager les composantes des systèmes de surveillance : dispositifs de métrologie, d’action, de prévention ou de recommandations déclenchés par la comparaison entre un référentiel et la mesure (Micheau et al., 2012) ;
- la mise en place d’un ensemble de concepts hiérarchisés (« ontologie ») décrivant le domaine étudié (encadré 1).
Pour illustrer l’intérêt de cette approche, quatre menaces ont été sélectionnées (encadré 3) : 1) l’intoxication par des phycotoxines marines d’origine microalgale, 2) par le chlordécone et 3) par les salmonelles, ainsi que 4) la fièvre catarrhale ovine (FCO). Ces menaces sont représentatives des enjeux actuels du risque sanitaire pour les populations humaines et animales en France, dans le champ des responsabilités de la DGAL.
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Chaque menace a été représentée par des diagrammes UML de classes/objets (vue statique, orientée données) et de processus (vue dynamique, orientée activités), associés à un glossaire. L’analyse des caractéristiques communes des modèles des quatre situations d’exposition et des processus de surveillance a conduit, enfin, à l’élaboration d’un modèle générique applicable à l’ensemble des quatre cas étudiés.
1. Le domaine à maîtriser : la situation d’exposition
1.1. Modélisation de la situation d’exposition des quatre menaces environnementales pour la santé
Le problème posé est celui de l’exposition des populations humaines ou animales à des menaces pour la santé dans les champs de l’alimentation et de la santé animale. Selon Dor et al. (2009), le risque inhérent à ces expositions peut surgir « d’événements ou de situations conduisant à une exposition aiguë ou chronique à un agent ou des agents (physiques, chimiques ou biologiques) présent(s) dans l’environnement, d’origine naturelle ou anthropique, et susceptible(s) d’engendrer des effets potentiels ou avérés sur la santé humaine ». Ces mêmes auteurs utilisent quatre critères (l’agent dangereux, sa source, son vecteur et le lieu) pour décrire la situation d’exposition. Pour reprendre leurs définitions :
l’agent est assimilé « à une substance chimique, une espèce biologique, un objet physique ou un ensemble de substances présentes dans l’environnement […] qui viendra au contact de l’homme [8] » ;
le vecteur représente « le milieu de l’environnement ou le support par lequel l’agent atteint l’homme » ;
la source est « ce qui initialement contient ou contribue à générer l’agent » ;
le lieu permet d’identifier le plus précisément possible « l’endroit où le contact homme-vecteur s’effectue ». Lorsqu’il n’y a pas d’identification précise, les auteurs utilisent des termes comme « proximité de » ou « territoire national ».
Dans l’étude MaRiSa, ces critères ont été utilisés pour trouver et organiser l’information sur chaque menace étudiée. L’information provenait de différentes sources bibliographiques (sites web des principales institutions nationales et internationales, publications dans des revues scientifiques et documents de base d’institutions spécialisées). À titre d’exemple, dans le cas des phycotoxines, pour l’agent « genre Dinophysis », la recherche a été notamment dirigée sur « les espèces qui le constituent », « leur distribution », « leur prolifération », les « variables environnementales de présence ou de croissance », les « valeurs seuils susceptibles de déclencher l’alerte dans la surveillance ».
Les quatre situations d’exposition ont enfin été modélisées et représentées graphiquement comme des classes et objets en langage UML. Les modèles ainsi obtenus ont été améliorés en les confrontant à la connaissance du ou des experts du domaine lors d’entretiens (figures 1 à 4).
1.2. Modèle générique de la situation d’exposition
1.2.1. La construction du modèle générique
L’identification de similitudes ou de régularités entre les diagrammes 1, 2, 3 et 4 a conduit à la construction d’un modèle générique de la situation d’exposition (figure 5). Ce modèle générique a permis alors de redéfinir les concepts de « danger », « agent », « source » (ou « origine »), « vecteur » et « populations » (humaines dans le cas des phycotoxines, des salmonelles et du chlordécone, animales dans le cas du virus de la FCO).
Afin de prendre en compte les régularités entre des situations d’exposition a priori aussi diverses que le chlordécone et les salmonelloses, il est proposé le terme de système épidémiogène pour mieux décrire les ensembles sources-agents-vecteurs des quatre cas étudiés (figure 5). Par rapport aux travaux de Dor et al., 2009, dans le glossaire de MaRiSa :
la « source » correspond aux points, aires, zones, localités, êtres vivants, milieux d’où sont émis les agents étudiés ;
les salmonelles, le chlordécone, le virus de la FCO et les phycotoxines marines d’origine microalgales peuvent être généralisés sous le terme « agent », qui vise des substances chimiques naturelles ou artificielles, des micro-organismes de type viral ou bactérien ;
le terme « vecteur » regrouperait tout ce qui transporte ou véhicule. Le terme peut être défini, dans le cadre des quatre applications thématiques, comme un homme ou un animal, malade ou porteur sain ; un insecte vecteur d’un agent pathogène ; un végétal contaminé ; des aliments transformés contaminés ; l’air, l’eau et le sol contaminés ; des matériaux, des supports contaminés ; des travailleurs aux mains contaminées ou foodhandlers. Dans le champ de cette étude, la classe vecteur constitue ainsi une généralisation [9] des différents vecteurs trouvés dans chaque modèle de la situation d’exposition des quatre menaces.
Une autre variable utilisée par Dor et ses collaborateurs, le lieu, n’a pas été prise en compte dans le modèle générique, ni dans les modèles thématiques, car tous les objets dans la modélisation orientée objets ont un point géographique qui les localise implicitement (espace) à un moment donné (temps). Par exemple, dans le cadre de l’exposition des populations humaines au chlordécone, la prise en compte du territoire conduit à l’identification de deux groupes distincts de populations humaines exposées :
les populations locales (en particulier les agriculteurs et les enfants), qui vivent dans des milieux terrestres et aquatiques contaminés et qui s’alimentent 1) de populations animales (herbivores d’élevage et/ou volailles vivant en plein air (Jondreville et al., 2012), gibiers et animaux sauvages, poissons et crustacés) et 2) produits provenant de leur propre jardin ;
les populations distantes, exposées aux denrées contaminées, telles que les populations des Antilles n’habitant pas sur des sols contaminés ou celles de la France métropolitaine et des pays importateurs des denrées des îles.
Enfin, pour la représentation des populations dans le contexte de la situation d’exposition, le terme Groupe d’exposition homogène ou GEH a été introduit. Largement employé par les entreprises ou la médecine du travail, il est défini comme l’ensemble de personnes, de postes ou de fonctions de travail pour lesquels on estime que l’exposition au danger est de même nature et d’intensité similaire [10].
1.2.2. Le modèle générique des quatre situations d’expositions thématiques
La figure 6 présente le modèle de la situation d’exposition générique, obtenu à partir 1) des nouvelles définitions des objets agent, vecteur, source, système épidémiogène et groupe homogène d’exposition et 2) des similitudes ou régularités identifiées entre les situations d’exposition au chlordécone, les salmonelles, les phycotoxines et le virus de la FCO.
La situation d’exposition a été généralisée et représentée comme toute situation de contact entre populations humaines ou animales et un système épidémiogène. Les populations exposées sont regroupées en groupes homogènes d’exposition.
1.3. Les processus de la surveillance et de l’alerte de la situation d’exposition
1.3.1. La modélisation des activités ou processus
Le travail de modélisation des processus a porté sur les réglementations et les dispositifs de surveillance qui régissent les quatre menaces sélectionnées.
La denrée alimentaire, cible de la surveillance des non-conformités de la chaîne alimentaire, est régie par le Paquet hygiène [11] (ensemble de textes de l’Union européenne réglementant l’hygiène, la sécurité sanitaire des aliments et l’alimentation animale). Ce type de surveillance est partagé, dans le cadre de la sécurité sanitaire de la chaîne alimentaire, par trois des agents étudiés, les salmonelles, les phycotoxines et le chlordécone. C’est dans ce domaine que la DGAL intervient en veillant sur l’aliment, la santé végétale ou animale. Certains des processus liés aux salmonelles ont été modélisés en tant qu’exemples de la surveillance, l’alerte et le contrôle en sécurité sanitaire des aliments : 1) détection de non-conformités, selon les activités de la mission d’urgence sanitaire (MUS) de la DGAL, 2) gestion des alertes d’origine alimentaire en France, avec l’espace des responsabilités des acteurs au niveau national et européen et 3) une catégorisation des aliments d’origine animale.
Pour ce qui concerne les phycotoxines, leur modélisation a été effectuée comme un autre exemple de la surveillance et de l’alerte en sécurité sanitaire des aliments. La modélisation a associé au volet réglementaire des plans de surveillance et de contrôles officiels de denrées, une surveillance de type environnemental à charge du réseau de surveillance phytoplanctonique (REPHY) conduit par Institut Français de Recherche pour l’Exploitation de la Mer (Ifremer) (Belin, 2012).
La modélisation du cas du chlordécone, qui rejoint les salmonelles et les phycotoxines en ce qui concerne la surveillance et le contrôle officiel des denrées, introduit un volet important d’autocontrôle du producteur et du consommateur local, tenant compte du contexte spécifique de la pollution environnementale des systèmes terrestres et aquatiques des îles antillaises.
La modélisation des processus de surveillance, de signalement et d’alerte a été réalisée avec une extension des diagrammes UML d’activité, extension appelée d’Eriksson-Penker (2000) orientée vers la modélisation des activités (processus) métier (figure 7). Dans la section suivante, la fièvre catarrhale ovine (FCO) est proposée pour illustrer la modélisation des processus de surveillance.
1.3.2. La fièvre catarrhale ovine (FCO) comme exemple d’application de l’analyse orientée objets à une activité ou processus spécifique
Les diagrammes UML d’activité des figures 8 à 10 représentent la modélisation des processus définis par la directive 2000/75/CE du Conseil du 20 novembre 2000 et le règlement (CE) n° 1266/2007 de la Commission du 26 octobre 2007 qui cadrent les dispositifs de la surveillance et de l’alerte dans le cas de la FCO. Ces textes arrêtent « les dispositions spécifiques relatives aux mesures de lutte et d’éradication de la fièvre catarrhale du mouton ou bluetongue et de ses modalités d’application en ce qui concerne la lutte, son suivi, sa surveillance et les restrictions applicables aux mouvements de certains animaux des espèces qui y sont sensibles ». Dans le cas de la surveillance et de l’alerte de la FCO, les textes définissent une unité géographique de référence décrite par un quadrillage d’environ 45 km * 45 km (approximativement 2 000 km2), « à moins que des conditions environnementales spécifiques ne justifient la modification de ces dimensions ».
Selon les niveaux d’avancement de la maladie, trois états sont décrits pour les unités géographiques : 1) en absence de FCO, la zone est dite non réglementée (figure 8) ; 2) en cas de suspicion de FCO, la zone est dite réglementée (figure 9) ; 3) en cas de confirmation, la zone est placée dans un état de bluetongue officiellement confirmée (figure 10). Des mesures spécifiques à prendre sont définies pour chaque niveau.
2. Un modèle générique de surveillance et contrôle de la situation d’exposition
La situation d’exposition peut être assimilée à un anthroposystème qu’il est possible de surveiller et de contrôler. L’anthroposystème est défini comme un « système interactif entre deux ensembles constitués par un (ou des) sociosystème(s) et un (ou des) écosystème(s) naturels et/ou artificialisé(s) s’inscrivant dans un espace géographique donné et évoluant dans le temps » (Levêque et al., 2003).
Ce concept à une vocation opérationnelle : il permet, par son application, de fédérer des champs disciplinaires différents et éclatés sur un objet de recherche commun, l’environnement, en exprimant l’interdépendance des sociétés humaines et des composantes naturelles et artificielles de leurs environnements. L’anthroposystème est donc, dans ce processus de modélisation des dispositifs de surveillance, un concept qui renvoie à une vision systémique et dynamique des interactions entre les populations et les milieux, milieux qui sont perçus comme un ensemble autorégulé d’éléments en interaction : le contrôle d’un des éléments a un impact sur l’ensemble (Abbadie et al., 2004). Ceci favorise des approches conceptuelles qui permettent d’envisager un ensemble d’éléments en interaction pouvant engendrer des aléas (anthroposystème à risque).
L’étude des processus modélisés suggère que la surveillance et le contrôle de l’anthroposystème à risque supposent d’une manière implicite trois éléments :
un consensus sur les définitions des états de « santé » et de « maladie » de la population de l’anthroposystème, avec notamment une métrique associée au « normal » et au « pathologique » ;
une identification des facteurs (variables) qui permettraient de ramener le risque [12] à des niveaux acceptables ;
enfin, l’existence d’outils adaptés pour ramener l’anthroposystème à la « normalité », notamment, une organisation politique et institutionnelle adaptée aux spécificités de l’aléa et de la vulnérabilité des populations en cause.
L’anthroposystème peut être alors assimilé à un « système dynamique caractérisé par un ensemble de paramètres de sortie X (le bon état de la santé et de l’environnement), sur lequel on peut agir au moyen d’une commande ou contrôle u » (figure 11).
Pour surveiller et contrôler la situation d’exposition (conçue comme la rencontre entre le système épidémiogène et groupe homogène d’exposition), des dispositifs doivent être mis en place de façon à permettre, d’une part, la mesure des variables à contrôler et, d’autre part, la gestion de la situation dès qu’il y a alerte. L’alerte est donnée lors qu’apparaît une anomalie dans la mesure ; elle doit être assimilée à un signal émis par le dispositif qui surveille et reçu par le dispositif qui contrôle. L’anomalie est définie comme une non-conformité de la situation d’exposition réelle par rapport au référentiel.
Pour prendre en compte la surveillance et le contrôle de l’exposition, le modèle de la situation d’exposition a été complété en introduisant trois nouvelles entités, le système de mesure des expositions, le système d’évaluation des expositions et le système de contrôle de l’exposition, entités spécialisées dans les tâches « surveillance », « évaluation » et « gestion » respectivement. La configuration obtenue est celle d’un système à rétroaction, représenté dans la figure 12.
Dans cette perspective, la surveillance et le contrôle d’une menace dans un périmètre et un territoire données constituent un processus itératif en trois phases : 1) établissement de l’inventaire des situations d’exposition (points de contact du système épidémiogène avec des GHE), 2) évaluation des situations d’exposition (comparaison de la situation d’exposition répertoriée avec le référentiel ou « situation d’exposition acceptable ») et attribution d’un niveau de risque, 3) prise de mesures correctives (action sur l’anthroposystème de manière à le faire revenir à l’état « acceptable ») si le risque excède le niveau considéré acceptable. L’implémentation de ces tâches et les fréquences d’itération seront spécifiques au domaine traité.
Les systèmes de surveillance qui opèrent sur des menaces environnementales connues et qui intègrent des systèmes de mesure permettant de déclencher des actions correctives seront appelés « dispositifs d’alerte spécifiques ». La plupart des dispositifs étudiés correspondent à cette catégorie et peuvent être représentés en tant que systèmes à rétroaction (Åström and Murray, 2008 ; Micheau et al., 2012). Un exemple d’application a été réalisé dans le cadre de la surveillance des phycotoxines (figure 13). Dans la pratique, plusieurs dispositifs de mesure et/ou de contrôle peuvent coexister, et la topologie du système peut inclure des imbrications ou des enchaînements. La théorie du contrôle [13] peut fournir les outils formels pour les représenter et les traiter. Par exemple, dans le cas des phycotoxines, trois dispositifs de mesure spécifiques ont été identifiés [14].
Conclusion
L’apport de la méthodologie utilisée
Il est habituel de décrire les systèmes de surveillance et d’alerte par une énumération des fonctions qu’ils accomplissent (Girard et al., 2006). Ce type de description est appelé une décomposition fonctionnelle (Coad et Yourdon, 1993). Il semble en effet plus facile de décomposer un problème sous la forme d’une hiérarchie de fonctions qui traitent des données. Cependant, cette approche ne semble plus être adaptée à la maîtrise des systèmes dont la complexité croit continuellement, tels ceux de la surveillance et de l’alerte.
L’analyse orientée objets est une méthode conçue pour accompagner l’évolution de la complexité des systèmes logiciels. Cette méthode est fondée sur un ensemble de concepts stables, éprouvés et normalisés, destinés à faciliter la maîtrise de systèmes complexes. Leur application à la surveillance et à l’alerte, dans le cadre de l’étude MaRiSa, a contribué à la compréhension et au partage de la connaissance lors d’échanges avec des experts métier impliquant des approches fines multidisciplinaires, intersectorielles et territoriales de la gestion des systèmes complexes, dans les séances du comité de pilotage de l’étude MaRiSa et lors des entretiens individuels ou collectifs avec les responsables institutionnels.
Les modèles issus de cette analyse, représentés sous la forme de diagrammes graphiques, peuvent jouer le rôle d’une interface entre la connaissance des experts et l’opérationnel, notamment dans des projets liés aux systèmes d’information. Comme le soulignent Mazzega et al. (2012), l’intégration de cet outil aux plans d’anticipation, de gestion et de développement des dispositifs de surveillance et d’alerte peut contribuer à optimiser l’action des décideurs et des opérationnels, en particulier pour :
mutualiser les données, les informations et les moyens logistiques ;
caractériser avec précision, au niveau préalablement décidé de connaissance, les situations d’exposition sur lesquelles fonder les dispositifs opérationnels de gestion de la surveillance et de l’alerte ;
et enfin, éclairer les options de la gestion opérationnelle dans l’anticipation des risques.
Partager la connaissance
Afin d’éviter des ambiguïtés ou des incompréhensions dans la description des systèmes étudiés, l’étude MaRiSa s’est attachée à définir le vocabulaire de la surveillance et de l’alerte dans le cadre des situations d’exposition. Ceci a permis de préciser des concepts ou définitions qui étaient partagés par des classes de métiers et non pas par la majorité des acteurs. La modélisation orientée objets a facilité l’analyse et permis la comparaison de menaces et la construction de modèles génériques pour des problématiques aussi éloignées que les maladies infectieuses animales à transmission par insectes vecteurs (FCO) ou les intoxications des populations humaines par des pesticides, par des biotoxines ou par des micro-organismes pathogènes.
Le langage UML peut être un support de communication performant. Il cadre l’analyse, facilite la compréhension de représentations abstraites complexes et son caractère polyvalent et sa souplesse en font un langage universel. Cette étude a demandé des continuels allers-retours entre les concepts et leurs représentations, au fur et à mesure qu’augmentait la connaissance sur le sujet des analystes.
Corollaires de la modélisation générique et perspectives
L’intérêt de la modélisation générique réalisée dans MaRiSa a été de formuler une situation d’exposition standard en tenant compte de l’ensemble des éléments du système épidémiogène de chaque situation d’exposition de chacune des menaces. Il a été ainsi possible d’évaluer le rôle de ces éléments multiples dans des cas particuliers pour les faire converger sur une description unifiée de l’exposition et de sa dynamique, en établissant ainsi une connexion entre la potentialité de nuisance du système épidémiogène et la vulnérabilité des populations, quelle que soit la problématique envisagée.
L’articulation des éléments du système entre eux et leur hiérarchisation grâce à la modélisation orientée objets propose une grille de lecture qui accompagne l’anticipation et l’élaboration d’outils et de stratégies de prévention ou de lutte génériques (Mazzega et al., 2012).
Cette modélisation de la connaissance, intégrative et partagée par les acteurs institutionnels responsables de la surveillance et de l’alerte, ne constitue qu’un premier niveau de la modélisation, étant en même temps non exhaustive et non détaillée. Cependant, elle a mis en exergue la nécessité de continuer à modéliser certains domaines essentiels comme par exemple 1) les différents référentiels des situations d’exposition qui permettraient d’aboutir à des définitions opérationnelles de niveaux de risque, et 2) les obligations du Paquet Hygiène, dont MaRiSa n’a fait qu’illustrer quelques filières, comme par exemple celle des denrées d’origine animale.
La modélisation détaillée du contenu du Paquet Hygiène permettrait aussi d’approfondir, en collaboration étroite avec les experts métier, l’adéquation des systèmes d’information actuels afin d’étudier les moyens de les rendre davantage efficaces et intelligibles en introduisant, en même temps, une normalisation. Pour optimiser les systèmes d’information, des plateformes logicielles transverses seraient à étudier, de façon à améliorer aussi la réactivité, l’efficacité et le coût de la surveillance et de l’alerte, en même temps que le partage entre ses différents acteurs.
Plusieurs aspects n’ont pas été abordés dans le cadre de MaRiSa et mériteraient, à eux seuls, une étude complète :
l’introduction de la notion de temps dans la modélisation, essentielle pour la réglementation de la surveillance et de l’alerte ;
la prise en compte de l’apport dans ces dispositifs de surveillance et d’alerte, de la société civile, en particulier, des lanceurs d’alerte – notion apparue dans les années 1990 – dont l’intervention peut engager « une multiplicité de logiques, allant de la vigilance à la controverse, la normalisation ou le conflit » (Chateauraynaud, 2009) ;
l’incertitude, l’inconnu, les questions économiques, l’évaluation des dispositifs existants et des circuits de décision.
Cette étude constitue donc une première étape dans le rapprochement des systèmes épidémiologiques étudiés. Même si ses résultats ne sont pas, à ce stade, directement opérationnels, la possibilité d’intégrer ces différentes thématiques dans un modèle générique unifié des situations d’exposition permet d’envisager un angle d’approche unique de la surveillance et de l’alerte en termes institutionnels.
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Sinno-Tellier S., Beaudeau P., Josseran L., Verrier A., 2009, « Santé environnementale : surveiller pour alerter », BEH thématique, 27-28, 22 juin 2009, pp. 291-295.
[1] Pertina, 6 rue Béranger, 75003 Paris, rdegainza@pertina.com, http://www.pertina.com
[2] Université Paris-Descartes/PRES Sorbonne Paris Cité, 19 rue de Dantzig, Paris 75015, cris.romana@invivo.edu
[3] Chef du bureau de l’agriculture, ministère de l’Écologie, du Développement durable et de l’Énergie, Commissariat général au développement durable, Service de l’économie, de l’évaluation et de l’intégration du développement durable, Sous-direction de l’intégration des démarches de développement durable dans les politiques publiques, Tour Séquoia - 92055 La Défense Cedex, julien.fosse@developpement-durable.gouv.fr
[4] Cet article s’appuie sur l’étude ministérielle DGAL-CCAP-2011-098 « Modélisation des situations d’exposition et des dispositifs de surveillance et d’alerte pour la maîtrise des risques sanitaires » (MaRiSa).
Les auteurs remercient pour leurs contributions et suggestions les membres du comité de pilotage de l’étude ministérielle MaRiSa (Maîtrise des risques sanitaires), et tout particulièrement N. Pihier, responsable de la mission des urgences sanitaires, C. Grastilleur, responsable du Bureau des produits de la mer et d’eau douce et C. Danan du Bureau des zoonoses et de la microbiologie alimentaire de la DGAL, ainsi que R. Lailler, adjoint au responsable de l’unité scientifique Caractérisation et épidémiologie bactérienne du laboratoire du Laboratoire Sécurité des aliments de l’ANSES. Les auteurs remercient aussi M.-L. Beauvais pour son apport dans la rédaction du projet, ainsi qu’A. Romana, J. Hallmann et P. Lavaivre pour la relecture du manuscrit et leurs commentaires. Les éventuelles erreurs restent de la responsabilité des auteurs.
[5] Constituant ce que Barouki (2012) conceptualise globalement comme un « exposome », c’est-à-dire « l’ensemble des expositions, leurs combinaisons et leur évolution au cours du temps ».
[6] Y compris celles non encore codées par la surveillance institutionnelle, comme par exemple celles produites par le lanceur d’alerte profane ou les menaces émergentes, assimilables à un « bruit de fond ».
[7] Dans les textes réglementaires, notamment la Directive 2000/75/CE du Conseil du 20 novembre 2000 et le Règlement (CE) n° 1266/2007 de la Commission du 26 octobre 2007, la fièvre catarrhale ovine est dénommée « fièvre catarrhale du mouton ».
[8] Ou animale ou végétale.
[9] La généralisation est assimilée à un procédé qui consiste à abstraire un ensemble de concepts ou d’objets en négligeant les détails de sorte qu’ils puissent être considérés de façon comparable.
[10] Norme XP X 43-244 : éléments de terminologie en hygiène du travail, décembre 1998.
[11] http://agriculture.gouv.fr/le-paque...
[12] Le risque dans la situation d’exposition a été défini, dans cette étude, comme la conjonction de deux composantes : la probabilité d’occurrence des effets pour la santé de l’homme ou de l’animal et la gravité des effets ou conséquences (enjeux) de l’événement supposé pouvoir se produire (vulnérabilité).
[13] La théorie du contrôle analyse les propriétés des systèmes dynamiques sur lesquels on peut agir au moyen d’une commande.
[14] À compter de janvier 2014, les bulletins de résultats de cette surveillance sont mis en ligne en temps réel par l’Ifremer à l’adresse https://envlit-alerte.ifremer.fr/accueil). Un bulletin est décrit comme « Alerte » s’il contient au moins un résultat supérieur au seuil de sécurité sanitaire pour au moins l’une des toxines, ou un résultat susceptible de conduire à une décision administrative (par exemple un deuxième résultat négatif susceptible de conduire à une levée d’interdiction), ou bien un résultat de phytoplancton s’approchant ou dépassant un seuil dit « d’alerte ». Un bulletin est décrit comme Information s’il ne correspond à aucune des définitions ci-dessus, c’est-à-dire en cas d’absence de toxines et avec des concentrations en phytoplancton toxique suffisamment faibles pour qu’il n’y ait aucun risque de contamination.