26 janvier 2016 Info +

2016 « Apprivoiser l'incertitude et la complexité du monde »

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Discours de vœux de Bertrand Hervieu
Vice-président du CGAAER
Paris le 14 janvier 2016

« Il y a exactement un an, je prenais la décision d’annuler cette réunion d’échanges de vœux en raison des très cruels événements de Charlie Hebdo et l’Hyper Casher. Je trouvais impossible d’envisager la perspective de nous rassembler pour fêter la nouvelle année. L’émotion et les deuils étaient dans nos têtes et dans nos cœurs. Et, depuis, il y a eu les massacres du 13 novembre. Après que notre génération eut été atteinte dans ce qu’elle avait de plus décapant, c’est la génération de nos enfants qui était touchée dans sa culture et dans son mode de vie.

Pouvons-nous alors reprendre nos rituels habituels ?

La réponse est oui, tout en constatant qu’aussi bien dans les intimités familiales et amicales que dans les sphères professionnelles et publiques, les souhaits et les vœux que nous échangeons sont marqués dans leur formulation par la gravité de ces événements.

Je crois qu’ils nous faut faire droit à la nécessité que nous ressentons de nous rassembler pour nous dire, à la fois collectivement et de façon personnalisée, que nous nous souhaitons mutuellement du bien et du progrès pour chacun et pour tous. Cette symbolique, alors que pourraient se banaliser la barbarie et la haine, revêt une force que je n’avais jamais autant ressentie.

Cette année 2015 restera en nos mémoires comme une année douloureuse, une année d’effroi selon la formule consacrée. Pour nous tous qui n’avons pas connu les guerres, nous la voyons surgir sous des formes tellement impensées que le terme même de guerre pour désigner les hostilités en cours fait débat.

Nous avons vu, nous, pour la première fois, en nos vies, notre Nation attaquée, notre devise « Liberté - Égalité - Fraternité » niée. Dans le même temps nous avons pris conscience que notre rêve européen était fragilisé, malmené et même abandonné par certains.

La Méditerranée, notre berceau, après des printemps d’espoir connaît des chaos d’une profondeur jamais égalée dans l’histoire.

Enfin, à l’occasion d’un scrutin électoral, nous avons constaté une recomposition du paysage démocratique français qui témoigne d’une inquiétude répandue dans le corps social et qui se manifeste par une sortie – sinon un éloignement – d’une partie croissante de la population de la participation citoyenne comme si le « désenchantement du monde » se traduisait par le délaissement de la démocratie.

Tout cela fait beaucoup.

Pendant ce temps, nous avons, certes, continuer de travailler ou de « fonctionner » comme on dit parfois. Nous avons reçu commande de 304 missions nouvelles.
90 missions d’audits et d’inspection,
103 missions de jury,
111 missions de conseil, d’évaluation, d’expertise, de médiation, de gestion de crise, de prospective, de jumelages européens...

A ces commandes s’ajoutaient 211 missions antérieures, en cours au 1er janvier 2015.

Au total, 500 missions en cours ou achevées ont été traitées.

Voilà pour le bilan et ce sera tout pour les chiffres.

Vous recevrez en temps et en heure notre rapport d’activité comme vous avez reçu hier notre programme de travail pour 2016.

Mais ce travail, cette expertise, ces conseils, ces analyses que nous avons produits ne suffisent pas à nous rassurer.

La haute fonction publique dont font partie nos Conseils et Inspections est bien regardée comme ces élites à l’égard desquelles la défiance s’est installée et s’exprime.

Nous ne saurions, au motif que nous avons rempli les missions qui nous sont imparties, considérer que ces tensions palpables dans nos entourages et nos voisinages comme dans l’opinion publique en général, ne concerneraient que les élus et point les administrations, ou encore les administrations et point les inspections.

Face à cette défiance et afin de consolider une image écornée et de reconquérir la légitimité affaiblie de nos institutions, le législateur a décidé de légiférer sur le terrain de la déontologie. C’est une première. Et nos Conseils se dotent les uns après les autres de codes, de charte, de comité, preuve s’il en est que nous ne sommes pas irréprochables ou en tous cas pas invulnérables.

Les règles éthiques n’étant pas intériorisées, il a donc fallu en faire des lois et par-delà des réglementations.

C’est dans ce contexte que je voudrais formuler trois vœux.

Le premier vœu est banal mais je vous l’adresse avec beaucoup de sincérité. C’est un vœu de bonne santé, d’allant, de goût de vivre, de volonté de goûter chaque jour qui passe le bonheur de vivre et de laisser se dérober le sentiment parfois ressenti du malheur d’exister.

La santé, disent les Africains, est comme une couronne scintillante posée sur la tête. Seul celui qui la porte ne la voit pas, ne savoure pas la beauté de son éclat, ne se rend pas compte du privilège qu’elle confère.

Mon deuxième vœu sera un vœu d’apprivoisement. Je m’explique.

Les événements que nous traversons nous renvoient à l’évidence de l’incertitude du cours de l’histoire et de la complexité du monde. Cette incertitude et cette complexité sont encore amplifiées par l’instantanéité de l’information qui conduit à une parcellisation de celle-ci, empêchant toute mise en perspective, toute explication, toute intelligence du monde et du temps.

L’année 2016, soyez en certains, sera au moins aussi lourde d’incertitudes et de complexité que ne le fut 2015.

Ne nous souhaitons pas de façon magique un monde simple, sûr et certain. Dans sa leçon inaugurale au Collège de France, l’historien du Moyen Âge Patrick Boucheron retourne la proposition en posant la question suivante : « Comment se résoudre à un devenir sans surprise, à une histoire où plus rien ne peut survenir à l’horizon sinon la menace de la continuation ? »

Cette complexité et cette incertitude ne sont-elles pas d’abord et en effet le fruit des progrès fulgurants des connaissances, l’enfant de nos libertés, le produit de la démocratie elle-même ? Alors souhaitons-nous la force et le courage intellectuels de pénétrer cette complexité, de la maîtriser un peu plus, de la dominer si possible. N’abdiquons pas devant les difficultés de comprendre notre temps. Tentons de l’apprivoiser.

(Comprenons-nous bien, je parle là de la complexité du monde comme il va et non de celle des procédures comme elles ne vont pas).

Enfin, mon troisième vœu concerne l’action publique elle-même.

Notre institution de conseil et d’inspection ne saurait être dans une attitude altière de surplomb. In fine, l’apport attendu de notre part est de contribuer par divers modes d’intervention spécifiques à améliorer la marche de l’action publique. Ne le perdons jamais de vue dans la réalisation de nos missions, aussi ponctuelles et limitées soient-elles.

Et si nous avons mis en place des processus et des procédures que sans cesse nous cherchons à améliorer, ce n’est que pour baliser la nécessité pour nous de répondre à cette attente toujours insatisfaite et non pas pour substituer à une boussole qui ouvre le chemin en regardant loin devant soi, des petits cailloux qui contraignent à regarder nos pieds à tout moment pour avancer.

A tous, je souhaite la sûreté d’une boussole intérieure, celle de la responsabilité sans laquelle il n’est pas de liberté méritée. »

Bertrand Hervieu
Vice-président du CGAAER


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